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sens ; que son tendre attachement pour moi ne pouvait ni diminuer ni finir qu’avec elle. Elle me fit entendre, en un mot, que tous mes droits demeuraient les mêmes, et qu’en les partageant avec un autre je n’en étais pas privé pour cela.

Jamais la pureté, la vérité, la force de mes sentiments pour elle, jamais la sincérité, l’honnêteté de mon âme ne se firent mieux sentir à moi que dans ce moment. Je me précipitai à ses pieds, j’embrassai ses genoux en versant des torrents de larmes. Non, maman, lui dis-je avec transport ; je vous aime trop pour vous avilir ; votre possession m’est trop chère pour la partager ; les regrets qui l’accompagnèrent quand je l’acquis se sont accrus avec mon amour ; non, je ne la puis conserver au même prix. Vous aurez toujours mes adorations, soyez-en toujours digne ; il m’est plus nécessaire encore de vous honorer que de vous posséder. C’est à vous, ô maman, que je vous cède ; c’est à l’union de nos cœurs que je sacrifie tous mes plaisirs. Puissé-je périr mille fois avant d’en goûter qui dégradent ce que j’aime !

Je tins cette résolution avec une constance digne, j’ose le dire, du sentiment qui me l’avait fait former. Dès ce moment je ne vis plus cette maman si chérie que des yeux d’un véritable fils ; et il est à noter que, bien que ma résolution n’eût point son approbation secrète, comme je m’en suis trop aperçu, elle n’employa jamais pour m’y faire renoncer ni propos insinuants, ni caresses, ni aucune de ces adroites agaceries dont les femmes savent user sans se commettre, et qui manquent rarement de leur réussir. Réduit à me chercher un sort indépendant d’elle, et n’en pouvant même imaginer, je passai bientôt à l’autre extrémité, et le cherchai tout en elle. Je l’y cherchai si parfaitement que je parvins à m’oublier moi-même. L’ardent désir de la voir heureuse, à quelque prix que ce fût, absorbait toutes mes affections : elle avait beau séparer son bonheur du mien, je le voyais mien, en dépit d’elle.

Ainsi commencèrent à germer avec mes malheurs les vertus dont la semence était au fond de mon âme, que l’étude avaient cultivées, et qui n’attendaient pour éclore que le ferment de l’adversité. Le premier fruit de cette disposition si désintéressée fut d’écarter de mon cœur tout sentiment de haine et d’envie contre celui qui m’avait supplanté : je voulus, au contraire, et je voulus sincèrement m’attacher à ce jeune