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de combien d’hommes il faisait le travail, mais il faisait toujours le bruit de dix à douze. Tout ce tintamarre en imposa à ma pauvre maman ; elle crut ce jeune homme un trésor pour ses affaires. Voulant se l’attacher, elle employa pour cela tous les moyens qu’elle y crut propres, et n’oublia pas celui sur lequel elle comptait le plus.

On a dû connaître mon cœur, ses sentiments les plus constants, les plus vrais, ceux surtout qui me ramenaient en ce moment auprès d’elle. Quel prompt et plein bouleversement dans tout mon être ! qu’on se mette à ma place pour en juger. En un moment je vis évanouir pour jamais tout l’avenir de félicité que je m’étais peint. Toutes les douces idées que je caressais si affectueusement disparurent ; et moi, qui depuis mon enfance ne savais voir mon existence qu’avec la sienne, je me vis seul pour la première fois. Ce moment fut affreux : ceux qui le suivirent furent toujours sombres. J’étais jeune encore, mais ce doux sentiment de jouissance et d’espérance qui vivifie la jeunesse me quitta pour jamais. Dès lors l’être sensible fut mort à demi. Je ne vis plus devant moi que les tristes restes d’une vie insipide ; et si quelquefois encore une image de bonheur effleura mes désirs, ce bonheur n’était plus celui qui m’était propre ; je sentais qu’en l’obtenant je ne serais pas vraiment heureux.

J’étais si bête et ma confiance était si pleine, que malgré le ton familier du nouveau venu, que je regardais comme un effet de cette facilité de l’humeur de maman, qui rapprochait tout le monde d’elle, je ne me serais pas avisé d’en soupçonner la véritable cause si elle ne me l’eût dite elle-même : mais elle se pressa de me faire cet aveu avec une franchise capable d’ajouter à ma rage, si mon cœur eût pu se tourner de ce côté-là ; trouvant quant à elle la chose toute simple, me reprochant ma négligence dans la maison, et m’alléguant mes absences, comme si elle eût été d’un tempérament fort pressé d’en remplir les vides. Ah ! maman, lui dis-je le cœur serré de douleur, qu’osez-vous m’apprendre ! quel prix d’un attachement pareil au mien ! Ne m’avez-vous tant de fois conservé la vie que pour m’ôter tout ce qui me la rendait chère ! J’en mourrai, mais vous me regretterez. Elle me répondit d’un ton tranquille à me rendre fou, que j’étais un enfant, qu’on ne mourait point de ces choses-là ; que je ne perdrais rien ; que nous n’en serions pas moins bons amis, pas moins intimes dans tous les