Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 1.djvu/357

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’avoir vu déjà dans la maison avant mon départ ; mais cette fois il y paraissait établi, il l’était. Bref, je trouvai ma place prise.

Ce jeune homme était du pays de Vaud ; son père, appelé Vintzenried, était concierge ou soi-disant capitaine du château de Chillon. Le fils de M. le capitaine était garçon perruquier, et courait le monde en cette qualité quand il vint se présenter à madame de Warens, qui le reçut bien, comme elle faisait tous les passants, et surtout ceux de son pays. C’était un grand fade blondin, assez bien fait, le visage plat, l’esprit de même, parlant comme le beau Léandre ; mêlant tous les tons, tous les goûts de son état avec la longue histoire de ses bonnes fortunes ; ne nommant que la moitié des marquises avec lesquelles il avait couché, et prétendant n’avoir point coiffé de jolies femmes dont il n’eût aussi coiffé les maris ; vain, sot, ignorant, insolent ; au demeurant le meilleur fils du monde. Tel fut le substitut qui me fut donné pendant mon absence, et l’associé qui me fut offert après mon retour.

Oh ! si les âmes dégagées de leurs terrestres entraves voient encore du sein de l’éternelle lumière ce qui se passe chez les mortels, pardonnez, ombre chère et respectable, si je ne fais pas plus de grâce à vos fautes qu’aux miennes, si je dévoile également les unes et les autres aux yeux des lecteurs. Je dois, je veux être vrai pour vous comme pour moi-même : vous y perdrez toujours beaucoup moins que moi. Eh ! combien votre aimable et doux caractère, votre inépuisable bonté de cœur, votre franchise et toutes vos excellentes vertus ne rachètent-elles pas de faiblesses, si l’on peut appeler ainsi les torts de votre seule raison ! Vous eûtes des erreurs et non pas des vices ; votre conduite fut répréhensible, mais votre cœur fut toujours pur.

Le nouveau venu s’était montré zélé, diligent, exact pour toutes ses petites commissions, qui étaient toujours en grand nombre ; il s’était fait le piqueur de ses ouvriers. Aussi bruyant que je l’étais peu, il se faisait voir et surtout entendre à la fois à la charrue, aux foins, aux bois, à l’écurie, à la basse-cour. Il n’y avait que le jardin qu’il négligeait, parce que c’était un travail trop paisible, et qui ne faisait point de bruit. Son grand plaisir était de charger et charrier, de scier ou fendre du bois ; on le voyait toujours la hache ou la pioche à la main ; on l’entendait courir, cogner, crier à pleine tête. Je ne sais