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fallu, m’inquiétait encore : je tremblais d’en devenir amoureux, et cette peur faisait déjà la moitié de l’ouvrage. Allais-je donc, pour prix des bontés de la mère, chercher à corrompre sa fille, à lier le plus détestable commerce, à mettre la dissension, le déshonneur, le scandale et l’enfer dans sa maison ? Cette idée me fit horreur : je pris bien la ferme résolution de me combattre et de me vaincre, si ce malheureux penchant venait à se déclarer. Mais pourquoi m’exposer à ce combat ? Quel misérable état de vivre avec la mère dont je serais rassasié, et de brûler pour la fille sans oser lui montrer mon cœur ! Quelle nécessité d’aller chercher cet état, et m’exposer aux malheurs, aux affronts, aux remords, pour des plaisirs dont j’avais d’avance épuisé le plus grand charme ? car il est certain que ma fantaisie avait perdu sa première vivacité. Le goût du plaisir y était encore, mais la passion n’y était plus. À cela se mêlaient des réflexions relatives à ma situation, à mes devoirs, à cette maman si bonne, si généreuse, qui déjà chargée de dettes l’était encore de mes folles dépenses, qui s’épuisait pour moi, et que je trompais si indignement. Ce reproche devint si vif, qu’il l’emporta à la fin. En approchant du Saint-Esprit, je pris la résolution de brûler l’étape du bourg Saint-Andiol, et de passer tout droit. Je l’exécutai courageusement, avec quelques soupirs, je l’avoue, mais aussi avec cette satisfaction intérieure, que je goûtais pour la première fois de ma vie, de me dire : Je mérite ma propre estime, je sais préférer mon devoir à mon plaisir. Voilà la première obligation véritable que j’aie à l’étude : c’était elle qui m’avait appris à réfléchir, à comparer. Après les principes si purs que j’avais adoptés il y avait peu de temps, après les règles de sagesse et de vertu que je m’étais faites et que je m’étais senti si fier de suivre, la honte d’être si peu conséquent à moi-même, de démentir si tôt et si haut mes propres maximes, l’emporta sur la volupté. L’orgueil eut peut-être autant de part à ma résolution que la vertu ; mais si cet orgueil n’est pas la vertu même, il a des effets si semblables qu’il est pardonnable de s’y tromper.

L’un des avantages des bonnes actions est d’élever l’âme, et de la disposer à en faire de meilleures : car telle est la faiblesse humaine, qu’on doit mettre au nombre des bonnes actions l’abstinence du mal qu’on est tenté de commettre. Sitôt que j’eus pris ma résolution je devins un autre homme, ou plutôt je redevins ce que j’étais auparavant,