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que de voir durer celui-là toujours. Il y avait parmi ces étudiants plusieurs Irlandais, avec lesquels je tâchais d’apprendre quelques mots d’anglais par précaution pour le bourg Saint-Andiol ; car le temps approchait de m’y rendre. Madame de Larnage m’en pressait chaque ordinaire, et je me préparais à lui obéir. Il était clair que mes médecins, qui n’avaient rien compris à mon mal, me regardaient comme un malade imaginaire, et me traitaient sur ce pied avec leur squine, leurs eaux et leur petit-lait. Tout au contraire des théologiens, les médecins et les philosophes n’admettent pour vrai que ce qu’ils peuvent expliquer, et font de leur intelligence la mesure des possibles. Ces messieurs ne connaissaient rien à mon mal ; donc je n’étais pas malade : car comment supposer que des docteurs ne sussent pas tout ? Je vis qu’ils ne cherchaient qu’à m’amuser et me faire manger mon argent ; et jugeant que leur substitut du bourg Saint-Andiol ferait cela tout aussi bien qu’eux, mais plus agréablement, je résolus de lui donner la préférence, et je quittai Montpellier dans cette sage intention.

Je partis vers la fin de novembre, après six semaines ou deux mois de séjour dans cette ville, où je laissai une douzaine de louis sans aucun profit pour ma santé ni pour mon instruction, si ce n’est un cours d’anatomie commencé sous M. Fitz-Moris, et que je fus obligé d’abandonner par l’horrible puanteur des cadavres qu’on disséquait, et qu’il me fut impossible de supporter.

Mal à mon aise au dedans de moi sur la résolution que j’avais prise, j’y réfléchissais en m’avançant toujours vers le Pont-Saint-Esprit, qui était également la route du bourg Saint-Andiol et de Chambéri. Les souvenirs de maman, et ses lettres, quoique moins fréquentes que celles de madame de Larnage, réveillaient dans mon cœur des remords que j’avais étouffés durant ma première route. Ils devinrent si vifs au retour, que, balançant l’amour du plaisir, ils me mirent en état d’écouter la raison seule. D’abord, dans le rôle d’aventurier que j’allais recommencer, je pouvais être moins heureux que la première fois ; il ne fallait, dans tout le bourg Saint-Andiol, qu’une seule personne qui eût été en Angleterre, qui connût les Anglais, ou qui sût leur langue, pour me démasquer. La famille de madame de Larnage pouvait se prendre de mauvaise humeur contre moi, et me traiter peu honnêtement. Sa fille, à laquelle malgré moi je pensais plus qu’il n’eût