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magnifique que le pont du Gard, et qui me fit beaucoup moins d’impression, soit que mon admiration se fût épuisée sur le premier objet, soit que la situation de l’autre au milieu d’une ville fût moins propre à l’exciter. Ce vaste et superbe cirque est entouré de vilaines petites maisons, et d’autres maisons plus petites et plus vilaines encore en remplissent l’arène ; de sorte que le tout ne produit qu’un effet disparate et confus, où le regret et l’indignation étouffent le plaisir et la surprise. J’ai vu depuis le cirque de Vérone, infiniment plus petit et moins beau que celui de Nîmes, mais entretenu et conservé avec toute la décence et la propreté possibles, et qui par cela même me fit une impression plus forte et plus agréable. Les Français n’ont soin de rien et ne respectent aucun monument. Ils sont tout feu pour entreprendre, et ne savent rien finir ni rien entretenir.

J’étais changé à tel point, et ma sensualité mise en exercice s’était si bien éveillée, que je m’arrêtai un jour au pont de Lunel pour y faire bonne chère avec de la compagnie qui s’y trouva. Ce cabaret, le plus estimé de l’Europe, méritait alors de l’être. Ceux qui le tenaient avaient su tirer parti de son heureuse situation pour le tenir abondamment approvisionné et avec choix. C’était réellement une chose curieuse de trouver, dans une maison seule et isolée au milieu de la campagne, une table fournie en poisson de mer et d’eau douce, en gibier excellent, en vins fins, servie avec ces attentions et ces soins qu’on ne trouve que chez les grands et les riches, et tout cela pour vos trente-cinq sous. Mais le pont de Lunel ne resta pas longtemps sur ce pied, et à force d’user sa réputation, il la perdit enfin tout à fait.

J’avais oublié, durant ma route, que j’étais malade ; je m’en souvins en arrivant à Montpellier. Mes vapeurs étaient bien guéries, mais tous mes autres maux me restaient ; et, quoique l’habitude m’y rendît moins sensible, c’en était assez pour se croire mort à qui s’en trouverait attaqué tout d’un coup. En effet, ils étaient moins douloureux qu’effrayants, et faisaient plus souffrir l’esprit que le corps, dont ils semblaient annoncer la destruction. Cela faisait que, distrait par des passions vives, je ne songeais plus à mon état ; mais comme il n’était pas imaginaire, je le sentais sitôt que j’étais de sang-froid. Je songeai donc sérieusement aux conseils de madame de Larnage et au but de mon voyage. J’allai consulter les praticiens les plus illustres, surtout