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poche, je la lui rendis sans mot dire ; il la prit avec une vivacité surprenante, à laquelle je n’ai pu m’empêcher de penser depuis ce temps-là…

Pauvre hypochondriaque de Rousseau ! pourquoi chercher le ver des plus beaux fruits ?

« Je n’ai guère eu dans ma vie d’instant plus amer que celui de cette séparation. L’embrassement fut long et muet ; nous sentîmes l’un et l’autre que cet embrassement était un dernier adieu… »

Quelle scène étonnante pour nous ! Et comme, en dépit des sentiments égalitaires qu’a mis en nous la Révolution, il nous semble étrange, émouvant et touchant de voir un grand seigneur, un maréchal de France, embrasser et protéger ainsi un humble écrivain exilé ! Pour la noblesse et la toute-puissance, le malheur et le génie étaient alors des titres qu’on saluait. Hélas ! en ce temps où le pouvoir matériel devient la suprême et invincible loi a-t-on de tels égards pour la pensée humaine ? Quel maréchal verserait des larmes sur l’exil d’un écrivain ? Quelle épée protégerait une plume brisée ? Nous sommes à l’heure où la force prime non seulement le droit, mais la pensée. Raison de plus pour rouvrir et relire ces livres où dort notre jeunesse et pour demander l’oubli du présent aux enchantements du passé, aux lettres — ces berceuses de nos rêves, ces éternelles consolatrices, — à ces œuvres qui, telles que les Confessions de Jean-Jacques, semblent garder, ou plutôt gardent, en réalité, les parfums et les sourires des printemps d’autrefois.

Relire les Confessions, c’est se rajeunir. Il n’y a pas seulement entre les feuillets de ce livre bizarre, cruel, odieux et exquis à la fois, des brins de pervenches fanées ; il y a un peu de notre cœur et de nos vingt ans !

C’est pourquoi j’ai eu plaisir, en feuilletant ce beau livre si admirablement rajeuni par une édition hors de pair, à évoquer, comme autant de fantômes, les acteurs évanouis de cette éternelle comédie. Comédie de l’amour, de la haine, de la jalousie,