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de la peine à dire comment le pays que nous parcourions était fait. À Montélimar, elle eut des affaires qui l’y retinrent trois jours, durant lesquels elle ne me quitta pourtant qu’un quart d’heure pour une visite qui lui attira des importunités désolantes et des invitations qu’elle n’eut garde d’accepter. Elle prétexta des incommodités, qui ne nous empêchèrent pourtant pas d’aller nous promener tous les jours tête à tête dans le plus beau pays et sous le plus beau ciel du monde. Oh ! ces trois jours ! j’ai dû les regretter quelquefois ; il n’en est plus revenu de semblables.

Des amours de voyage ne sont pas faits pour durer. Il fallut nous séparer, et j’avoue qu’il en était temps, non que je fusse rassasié ni prêt à l’être, je m’attachais chaque jour davantage ; mais, malgré toute la discrétion de la dame, il ne me restait guère que la bonne volonté. Nous donnâmes le change à nos regrets par des projets pour notre réunion. Il fut décidé que, puisque ce régime me faisait du bien, j’en userais, et que j’irais passer l’hiver au bourg Saint-Andiol, sous la direction de madame de Larnage. Je devais seulement rester à Montpellier cinq ou six semaines, pour lui laisser le temps de préparer les choses de manière à prévenir les caquets. Elle me donna d’amples instructions sur ce que je devais savoir, sur ce que je devais dire, sur la manière dont je devais me comporter. En attendant, nous devions nous écrire. Elle me parla beaucoup et sérieusement du soin de ma santé ; m’exhorta de consulter d’habiles gens, d’être très-attentif à tout ce qu’ils me prescriraient, et se chargea, quelque sévère que pût être leur ordonnance, de me la faire exécuter tandis que je serais auprès d’elle. Je crois qu’elle parlait sincèrement, car elle m’aimait : elle m’en donna mille preuves plus sûres que des faveurs. Elle jugea par mon équipage que je ne nageais pas dans l’opulence ; quoiqu’elle ne fût pas riche elle-même, elle voulut à notre séparation me forcer de partager sa bourse, qu’elle apportait de Grenoble assez bien garnie, et j’eus beaucoup de peine à m’en défendre. Enfin, je la quittai le cœur tout plein d’elle, en lui laissant, ce me semble, un véritable attachement pour moi.

J’achevais ma route en la recommençant dans mes souvenirs, et pour le coup très-content d’être dans une bonne chaise pour y rêver plus à mon aise aux plaisirs que j’avais goûtés et à ceux qui m’étaient