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m’a presque toujours empêché d’être moi. Je le fus alors. Jamais mes yeux, mes sens, mon cœur et ma bouche n’ont si bien parlé ; jamais je n’ai si pleinement réparé mes torts ; et si cette petite conquête avait coûté des soins à madame de Larnage, j’eus lieu de croire qu’elle n’y avait pas de regret.

Quand je vivrais cent ans, je ne me rappellerais jamais sans plaisir le souvenir de cette charmante femme. Je dis charmante, quoiqu’elle ne fût ni belle ni jeune ; mais, n’étant non plus ni laide ni vieille, elle n’avait rien dans sa figure qui empêchât son esprit et ses grâces de faire tout leur effet. Tout au contraire des autres femmes, ce qu’elle avait de moins frais était le visage, et je crois que le rouge le lui avait gâté. Elle avait ses raisons pour être facile, c’était le moyen de valoir tout son prix. On pouvait la voir sans l’aimer, mais non pas la posséder sans l’adorer. Et cela prouve, ce me semble, qu’elle n’était pas toujours aussi prodigue de ses bontés qu’elle le fut avec moi. Elle s’était prise d’un goût trop prompt et trop vif pour être excusable, mais où le cœur entrait du moins autant que les sens ; et durant le temps court et délicieux que je passai auprès d’elle, j’eus lieu de croire, aux ménagements forcés qu’elle m’imposait, que, quoique sensuelle et voluptueuse, elle aimait encore mieux ma santé que ses plaisirs.

Notre intelligence n’échappa pas au marquis. Il n’en tirait pas moins sur moi : au contraire, il me traitait plus que jamais en pauvre amoureux transi, martyr des rigueurs de sa dame. Il ne lui échappa jamais un mot, un regard, un sourire qui pût me faire soupçonner qu’il nous eût devinés ; et je l’aurais cru notre dupe, si madame de Larnage, qui voyait mieux que moi, ne m’eût dit qu’il ne l’était pas, mais qu’il était galant homme ; et en effet, on ne saurait avoir des attentions plus honnêtes, ni se comporter plus poliment qu’il fit toujours, même envers moi, sauf ses plaisanteries, surtout depuis mon succès. Il m’en attribuait l’honneur peut-être, et me supposait moins sot que je ne l’avais paru. Il se trompait, comme on a vu : mais n’importe, je profitais de son erreur ; et il est vrai qu’alors les rieurs étant pour moi, je prêtais le flanc de bon cœur et d’assez bonne grâce à ses épigrammes, et j’y ripostais quelquefois, même assez heureusement, tout fier de me faire honneur auprès de madame de