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c’était une femme d’esprit qui savait discerner son monde, et qui voyait bien qu’il y avait plus de bêtise que de tiédeur dans mes procédés.

Elle parvint enfin à se faire entendre, et ce ne fut pas sans peine. À Valence, nous étions arrivés pour dîner, et, selon notre louable coutume, nous y passâmes le reste du jour. Nous étions logés hors de la ville à Saint-Jacques ; je me souviendrai toujours de cette auberge, ainsi que de la chambre que madame de Larnage y occupait. Après le dîner elle voulut se promener : elle savait que le marquis n’était pas allant ; c’était le moyen de se ménager un tête-à-tête dont elle avait bien résolu de tirer parti, car il n’y avait plus de temps à perdre pour en avoir à mettre à profit. Nous nous promenions autour de la ville le long des fossés. Là je repris la longue histoire de mes complaintes, auxquelles elle répondait d’un ton si tendre, me pressant quelquefois contre son cœur le bras qu’elle tenait, qu’il fallait une stupidité pareille à la mienne pour m’empêcher de vérifier si elle parlait sérieusement. Ce qu’il y avait d’impayable était que j’étais moi-même excessivement ému. J’ai dit qu’elle était aimable : l’amour la rendait charmante ; il lui rendait tout l’éclat de la première jeunesse, et elle ménageait ses agaceries avec tant d’art, qu’elle aurait séduit un homme à l’épreuve. J’étais donc fort mal à mon aise, et toujours sur le point de m’émanciper ; mais la crainte d’offenser ou de déplaire, la frayeur plus grande encore d’être hué, sifflé, berné, de fournir une histoire à table et d’être complimenté sur mes entreprises par l’impitoyable marquis, me retinrent au point d’être indigné moi-même de ma sotte honte, et de ne la pouvoir vaincre en me la reprochant. J’étais au supplice : j’avais déjà quitté mes propos de Céladon, dont je sentais tout le ridicule en si beau chemin : ne sachant plus quelle contenance tenir ni que dire, je me taisais ; j’avais l’air boudeur, enfin je faisais tout ce qu’il fallait pour m’attirer le traitement que j’avais redouté. Heureusement madame de Larnage prit un parti plus humain. Elle interrompit brusquement ce silence en passant un bras autour de mon cou, et dans l’instant sa bouche parla trop clairement sur la mienne pour me laisser mon erreur. La crise ne pouvait se faire plus à propos. Je devins aimable. Il en était temps. Elle m’avait donné cette confiance dont le défaut