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nous allions nous quitter ; mais madame de Larnage, moins obsédée, avait des provisions à faire pour sa route : voilà madame de Larnage qui m’entreprend ; et adieu le pauvre Jean-Jacques, ou plutôt adieu la fièvre, les vapeurs, le polype ; tout part auprès d’elle, hors certaines palpitations qui me restèrent et dont elle ne voulait pas me guérir. Le mauvais état de ma santé fut le premier texte de notre connaissance. On voyait que j’étais malade, on savait que j’allais à Montpellier ; et il faut que mon air et mes manières n’annonçassent pas un débauché, car il fut clair dans la suite qu’on ne m’avait pas soupçonné d’aller y faire un tour de casserole. Quoique l’état de maladie ne soit pas pour un homme une grande recommandation près des dames, il me rendit toutefois intéressant pour celles-ci. Le matin elles envoyaient savoir de mes nouvelles, et m’inviter à prendre le chocolat avec elles ; elles s’informaient comment j’avais passé la nuit. Une fois, selon ma louable coutume de parler sans penser, je répondis que je ne savais pas. Cette réponse leur fit croire que j’étais fou : elles m’examinèrent davantage, et cet examen ne me nuisit pas. J’entendis une fois madame du Colombier dire à son amie : Il manque de monde, mais il est aimable. Ce mot me rassura beaucoup et fit que je le devins en effet.

En se familiarisant il fallait parler de soi, dire d’où l’on venait, qui l’on était. Cela m’embarrassait ; car je sentais très-bien que parmi la bonne compagnie, et avec des femmes galantes, ce mot de nouveau converti m’allait tuer. Je ne sais par quelle bizarrerie je m’avisai de passer pour Anglais ; je me donnai pour jacobite, on me prit pour tel ; je m’appelai Dudding, et l’on m’appela M. Dudding. Un maudit marquis de Torignan qui était là, malade ainsi que moi, vieux au par-dessus et d’assez mauvaise humeur, s’avisa de lier conversation avec M. Dudding. Il me parla du roi Jacques, du prétendant, de l’ancienne cour de Saint-Germain. J’étais sur les épines : je ne savais de tout cela que le peu que j’en avais lu dans le comte Hamilton et dans les gazettes ; cependant je fis de ce peu si bon usage, que je me tirai d’affaire : heureux qu’on ne se fût pas avisé de me questionner sur la langue anglaise, dont je ne savais pas un seul mot.

Toute la compagnie se convenait, et voyait à regret le moment de se quitter. Nous faisions des journées de limaçon. Nous nous