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qui leur fait savourer avec délices les plaisirs innocents qui leur sont permis. Les mondains leur en font un crime, je ne sais pourquoi ; ou plutôt je le sais bien : c’est qu’ils envient aux autres la jouissance des plaisirs simples dont eux-mêmes ont perdu le goût. Je l’avais, ce goût, et je trouvais charmant de le satisfaire en sûreté de conscience. Mon cœur, neuf encore, se livrait à tout avec un plaisir d’enfant, ou plutôt, si j’ose le dire, avec une volupté d’ange ; car en vérité ces tranquilles jouissances ont la sérénité de celles du paradis. Des dîners faits sur l’herbe à Montagnole, des soupers sous le berceau, la récolte des fruits, les vendanges, les veillées à teiller avec nos gens, tout cela faisait pour nous autant de fêtes auxquelles maman prenait le même plaisir que moi. Des promenades plus solitaires avaient un charme plus grand encore, parce que le cœur s’épanchait plus en liberté. Nous en fîmes une entre autres qui fait époque dans ma mémoire, un jour de Saint-Louis, dont maman portait le nom. Nous partîmes ensemble et seuls de bon matin, après la messe qu’un carme était venu nous dire, au point du jour, dans une chapelle attenante à la maison. J’avais proposé d’aller parcourir la côte opposée à celle où nous étions, et que nous n’avions point visitée encore. Nous avions envoyé nos provisions d’avance, car la course devait durer tout le jour. Maman, quoiqu’un peu ronde et grasse, ne marchait pas mal : nous allions de colline en colline et de bois en bois, quelquefois au soleil et souvent à l’ombre, nous reposant de temps en temps et nous oubliant des heures entières ; causant de nous, de notre union, de la douceur de notre sort, et faisant pour sa durée des vœux qui ne furent pas exaucés. Tout semblait conspirer au bonheur de cette journée. Il avait plu depuis peu ; point de poussière, et des ruisseaux bien courants ; un petit vent frais agitait les feuilles, l’air était pur, l’horizon sans nuage ; la sérénité régnait au ciel comme dans nos cœurs. Notre dîner fut fait chez un paysan et partagé avec sa famille, qui nous bénissait de bon cœur. Ces pauvres Savoyards sont si bonnes gens ! Après le dîner nous gagnâmes l’ombre sous les grands arbres, où, tandis que j’amassais des brins de bois sec pour faire notre café, maman s’amusait à herboriser parmi les broussailles ; et avec les fleurs du bouquet que chemin faisant je lui avais ramassé, elle me fit remarquer dans leur structure mille choses curieuses qui m’amusèrent beaucoup et qui devaient me donner du goût pour