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lunette, je m’exerçais à connaître les étoiles et à discerner les constellations. Je crois avoir dit que le jardin de M. Noiret était en terrasse ; on voyait du chemin tout ce qui s’y faisait. Un soir, des paysans passant assez tard me virent, dans un grotesque équipage, occupé à mon opération. La lueur qui donnait sur mon planisphère, et dont ils ne voyaient pas la cause parce que la lumière était cachée à leurs yeux par les bords du seau, ces quatre piquets, ce grand papier barbouillé de figures, ce cadre, et le jeu de ma lunette, qu’ils voyaient aller et venir, donnaient à cet objet un air de grimoire qui les effraya. Ma parure n’était pas propre à les rassurer : un chapeau clabaud par-dessus mon bonnet, et un pet-en-l’air ouaté de maman qu’elle m’avait obligé de mettre, offraient à leurs yeux l’image d’un vrai sorcier ; et comme il était près de minuit, ils ne doutèrent point que ce ne fût le commencement du sabbat. Peu curieux d’en voir davantage, ils se sauvèrent très-alarmés, éveillèrent leurs voisins pour leur conter leur vision ; et l’histoire courut si bien, que dès le lendemain chacun sut dans le voisinage que le sabbat se tenait chez M. Noiret. Je ne sais ce qu’eût produit enfin cette rumeur, si l’un des paysans, témoin de mes conjurations, n’en eût le même jour porté sa plainte à deux jésuites qui venaient nous voir, et qui, sans savoir de quoi il s’agissait, les désabusèrent par provision. Ils nous contèrent l’histoire, je leur en dis la cause, et nous rîmes beaucoup. Cependant il fut résolu, crainte de récidive, que j’observerais désormais sans lumière, et que j’irais consulter le planisphère dans la maison. Ceux qui ont lu dans les Lettres de la Montagne ma magie de Venise, trouveront, je m’assure, que j’avais de longue main une grande vocation pour être sorcier.

Tel était mon train de vie aux Charmettes quand je n’étais occupé d’aucuns soins champêtres ; car ils avaient toujours la préférence, et dans ce qui n’excédait pas mes forces je travaillais comme un paysan : mais il est vrai que mon extrême faiblesse ne me laissait guère alors sur cet article que le mérite de la bonne volonté. D’ailleurs je voulais faire à la fois deux ouvrages, et par cette raison je n’en faisais bien aucun. Je m’étais mis dans la tête de me donner par force de la mémoire ; je m’obstinais à vouloir beaucoup apprendre par cœur. Pour cela je portais toujours avec moi quelque livre, qu’avec une peine incroyable j’étudiais et repassais tout en travaillant. Je ne sais