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me suffire à moi-même, et penser sans le secours d’autrui. Alors, quand les voyages et les affaires m’ont ôté les moyens de consulter les livres, je me suis amusé à repasser et comparer ce que j’avais lu, à peser chaque chose à la balance de la raison, et à juger quelquefois mes maîtres. Pour avoir commencé tard à mettre en exercice ma faculté judiciaire, je n’ai pas trouvé qu’elle eût perdu sa vigueur ; et quand j’ai publié mes propres idées, on ne m’a pas accusé d’être un disciple servile, et de jurer in verba magistri.

Je passais de là à la géométrie élémentaire ; car je n’ai jamais été plus loin, m’obstinant à vouloir vaincre mon peu de mémoire à force de revenir cent et cent fois sur mes pas et de recommencer incessamment la même marche. Je ne goûtai pas celle d’Euclide, qui cherche plutôt la chaîne des démonstrations que la liaison des idées ; je préférai la géométrie du P. Lamy, qui dès lors devint un de mes auteurs favoris, et dont je relis encore avec plaisir les ouvrages. L’algèbre suivait, et ce fut toujours le P. Lamy que je pris pour guide. Quand je fus plus avancé, je pris la Science du calcul du P. Reynaud, puis son Analyse démontrée, que je n’ai fait qu’effleurer. Je n’ai jamais été assez loin pour bien sentir l’application de l’algèbre à la géométrie. Je n’aimais point cette manière d’opérer sans voir ce qu’on fait ; et il me semblait que résoudre un problème de géométrie par les équations, c’était jouer un air en tournant une manivelle. La première fois que je trouvai par le calcul que le carré d’un binôme était composé du carré de chacune de ses parties et du double produit de l’une par l’autre, malgré la justesse de ma multiplication, je n’en voulus rien croire jusqu’à ce que j’eusse fait la figure. Ce n’était pas que je n’eusse un grand goût pour l’algèbre en n’y considérant que la quantité abstraite ; mais appliquée à l’étendue, je voulais voir l’opération sur les lignes, autrement je n’y comprenais plus rien.

Après cela venait le latin. C’était mon étude la plus pénible, et dans laquelle je n’ai jamais fait de grands progrès. Je me mis d’abord à la méthode latine de Port-Royal, mais sans fruit. Ces vers ostrogoths me faisaient mal au cœur, et ne pouvaient entrer dans mon oreille. Je me perdais dans ces foules de règles, et en apprenant la dernière j’oubliais tout ce qui avait précédé. Une étude de mots n’est pas ce qu’il faut à un homme sans mémoire ; et c’était précisément pour forcer ma