Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 1.djvu/325

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les poursuivre chacune à part jusqu’au point où elles se réunissent. Ainsi, je revins à la synthèse ordinaire ; mais j’y revins en homme qui sait ce qu’il fait. La méditation me tenait en cela lieu de connaissances et une réflexion très-naturelle aidait à me bien guider. Soit que je vécusse ou que je mourusse, je n’avais point de temps à perdre. Ne rien savoir à près de vingt-cinq ans, et vouloir tout apprendre, c’est s’engager à bien mettre le temps à profit. Ne sachant à quel point le sort ou la mort pouvaient arrêter mon zèle, je voulais, à tout événement, acquérir des idées de toutes choses, tant pour sonder mes dispositions naturelles que pour juger par moi-même de ce qui méritait le mieux d’être cultivé.

Je trouvai dans l’exécution de ce plan un autre avantage auquel je n’avais pas pensé, celui de mettre beaucoup de temps à profit. Il faut que je ne sois pas né pour l’étude, car une longue application me fatigue à tel point qu’il m’est impossible de m’occuper une demi-heure de suite avec force du même sujet, surtout en suivant les idées d’autrui ; car il m’est arrivé quelquefois de me livrer plus longtemps aux miennes, et même avec assez de succès. Quand j’ai suivi durant quelques pages un auteur qu’il faut lire avec application, mon esprit l’abandonne et se perd dans les nuages. Si je m’obstine, je m’épuise inutilement, les éblouissements me prennent, je ne vois plus rien ; mais que des sujets différents se succèdent, même sans interruption, l’un me délasse de l’autre, et, sans avoir besoin de relâche, je les suis plus aisément. Je mis à profit cette observation dans mon plan d’études, et je les entremêlai tellement que je m’occupais tout le jour, et ne me fatiguais jamais. Il est vrai que les soins champêtres et domestiques faisaient des diversions utiles ; mais, dans ma ferveur croissante, je trouvai bientôt le moyen d’en ménager encore le temps pour l’étude, et de m’occuper à la fois de deux choses, sans songer que chacune en allait moins bien.

Dans tant de menus détails qui me charment et dont j’excède souvent mon lecteur, je mets pourtant une discrétion dont il ne se douterait guère, si je n’avais soin de l’en avertir. Ici, par exemple, je me rappelle avec délices tous les différents essais que je fis pour distribuer mon temps de façon que j’y trouvasse à la fois autant d’agrément et d’utilité qu’il était possible ; et je puis dire que ce temps, où