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le prendre à la campagne. J’y consentis, pourvu qu’elle y vînt avec moi. Il n’en fallut pas davantage pour la déterminer : il ne s’agit plus que du choix du lieu. Le jardin du faubourg n’était pas proprement à la campagne : entouré de maisons et d’autres jardins, il n’avait point les attraits d’une retraite champêtre. D’ailleurs, après la mort d’Anet, nous avions quitté ce jardin pour raison d’économie, n’ayant plus à cœur d’y tenir des plantes, et d’autres vues nous faisant peu regretter ce réduit.

Profitant maintenant du dégoût que je lui trouvai pour la ville, je lui proposai de l’abandonner tout à fait, et de nous établir dans une solitude agréable, dans quelque petite maison assez éloignée pour dérouter les importuns. Elle l’eût fait, et ce parti que son bon ange et le mien me suggéraient nous eût vraisemblablement assuré des jours heureux et tranquilles jusqu’au moment où la mort devait nous séparer. Mais cet état n’était pas celui où nous étions appelés. Maman devait éprouver toutes les peines de l’indigence et du mal-être, après avoir passé sa vie dans l’abondance, pour la lui faire quitter avec moins de regret ; et moi, par un assemblage de maux de toute espèce, je devais être un jour un exemple à quiconque, inspiré du seul amour du bien public et de la justice, ose, fort de sa seule innocence, dire ouvertement la vérité aux hommes, sans s’étayer par des cabales, sans s’être fait des partis pour le protéger.

Une malheureuse crainte la retint. Elle n’osa quitter sa vilaine maison, de peur de fâcher le propriétaire. Ton projet de retraite est charmant, me dit-elle, et fort de mon goût ; mais dans cette retraite il faut vivre. En quittant ma prison je risque de perdre mon pain ; et quand nous n’en aurons plus dans les bois, il en faudra bien retourner chercher à la ville. Pour avoir moins besoin d’y venir, ne la quittons pas tout à fait. Payons cette petite pension au comte de Saint-Laurent, pour qu’il me laisse la mienne. Cherchons quelque réduit assez loin de la ville pour vivre en paix et assez près pour y revenir toutes les fois qu’il sera nécessaire. Ainsi fut fait. Après avoir un peu cherché, nous nous fixâmes aux Charmettes, une terre de M. de Conzié, à la porte de Chambéri, mais retirée et solitaire comme si l’on était à cent lieues. Entre deux coteaux assez élevés est un petit vallon nord et sud, au fond duquel coule une rigole entre des cailloux et des