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et prenant plutôt le jargon des livres que la connaissance de leur contenu. Dans mes voyages de Genève, j’allais de temps en temps voir en passant mon ancien bon ami M. Simon, qui fomentait beaucoup mon émulation naissante par des nouvelles toutes fraîches de la république des lettres, tirées de Baillet ou de Colomiés. Je voyais beaucoup aussi à Chambéri un jacobin, professeur de physique, bonhomme de moine dont j’ai oublié le nom, et qui faisait souvent de petites expériences qui m’amusaient extrêmement. Je voulus, à son exemple et aidé des Récréations mathématiques d’Ozanam, faire de l’encre de sympathie. Pour cet effet, après avoir rempli une bouteille plus qu’à demi de chaux vive, d’orpiment et d’eau, je la bouchai bien. L’effervescence commença presque à l’instant très-violemment. Je courus à la bouteille pour la déboucher, mais je n’y fus pas à temps ; elle me sauta au visage comme une bombe. J’avalai de l’orpiment, de la chaux ; j’en faillis mourir. Je restai aveugle plus de six semaines ; et j’appris ainsi à ne pas me mêler de physique expérimentale sans en savoir les éléments.

Cette aventure m’arriva mal à propos pour ma santé, qui depuis quelque temps s’altérait sensiblement. Je ne sais d’où venait qu’étant bien conformé par le coffre, et ne faisant d’excès d’aucune espèce, je déclinais à vue d’œil. J’ai une assez bonne carrure, la poitrine large, mes poumons doivent y jouer à l’aise ; cependant j’avais la courte haleine, je me sentais oppressé, je soupirais involontairement, j’avais des palpitations, je crachais du sang, la fièvre lente survint, et je n’en ai jamais été bien quitte. Comment peut-on tomber dans cet état à la fleur de l’âge, sans avoir aucun viscère vicié, sans avoir rien fait pour détruire sa santé ?

L’épée use le fourreau, dit-on quelquefois. Voilà mon histoire. Mes passions m’ont fait vivre, et mes passions m’ont tué. Quelles passions ? dira-t-on. Des riens, les choses du monde les plus puériles, mais qui m’affectaient comme s’il se fût agi de la possession d’Hélène ou du trône de l’univers. D’abord les femmes. Quand j’en eus une, mes sens furent tranquilles, mais mon cœur ne le fut jamais. Les besoins de l’amour me dévoraient au sein de la jouissance. J’avais une tendre mère, une amie chérie ; mais il me fallait une maîtresse. Je me la figurais à sa place ; je me la créais de mille façons, pour me