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imprimer, mais non pas publier, car il n’en fit tirer que le nombre d’exemplaires qu’il envoyait aux deux-cents, et qui furent tous interceptés à la poste par ordre du petit conseil. Je trouvai ce mémoire parmi les papiers de mon oncle, avec la réponse qu’il avait été chargé d’y faire, et j’emportai l’un et l’autre. J’avais fait ce voyage peu après ma sortie du cadastre, et j’étais demeuré en quelque liaison avec l’avocat Coccelli, qui en était le chef. Quelque temps après, le directeur de la douane s’avisa de me prier de lui tenir un enfant, et me donna madame Coccelli pour commère. Les honneurs me tournaient la tête ; et, fier d’appartenir de si près à monsieur l’avocat, je tâchais de faire l’important, pour me montrer digne de cette gloire.

Dans cette idée, je crus ne pouvoir rien faire de mieux que de lui faire voir mon mémoire imprimé de M. Micheli, qui réellement était une pièce rare, pour lui prouver que j’appartenais à des notables de Genève qui savaient les secrets de l’État. Cependant, par une demi-réserve dont j’aurais peine à rendre raison, je ne lui montrai point la réponse de mon oncle à ce mémoire, peut-être parce qu’elle était manuscrite et qu’il ne fallait à monsieur l’avocat que du moulé. Il sentit pourtant si bien le prix de l’écrit que j’eus la bêtise de lui confier, que je ne pus jamais le ravoir ni le revoir, et que, bien convaincu de l’inutilité de mes efforts, je me fis un mérite de la chose, et transformai ce vol en présent. Je ne doute pas un moment qu’il n’ait bien fait valoir à la cour de Turin cette pièce plus curieuse cependant qu’utile, et qu’il n’ait eu grand soin de se faire rembourser de manière ou d’autre de l’argent qu’il lui en avait dû coûter pour l’acquérir. Heureusement, de tous les futurs contingents, un des moins probables est qu’un jour le roi de Sardaigne assiégera Genève. Mais comme il n’y a pas d’impossibilité à la chose, j’aurai toujours à reprocher à ma sotte vanité d’avoir montré les plus grands défauts de cette place à son plus ancien ennemi.

Je passai deux ou trois ans de cette façon entre la musique, les magistères, les projets, les voyages, flottant incessamment d’une chose à l’autre, cherchant à me fixer sans savoir à quoi, mais entraîné pourtant par degrés vers l’étude, voyant des gens de lettres, entendant parler de littérature, me mêlant quelquefois d’en parler moi-même,