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dans une occasion délicate ; et l’on trouvera, du moins je le pense, que cette modération fut de quelque prix.

Mais je n’en étais pas encore à cette première fermentation de patriotisme que Genève en armes excita dans mon cœur. On jugera combien j’en étais loin par un fait très-grave à ma charge, que j’ai oublié de mettre à sa place, et qui ne doit pas être omis.

Mon oncle Bernard était, depuis quelques années, passé dans la Caroline pour y faire bâtir la ville de Charlestown, dont il avait donné le plan : il y mourut peu après. Mon pauvre cousin était aussi mort au service du roi de Prusse, et ma tante perdit ainsi son fils et son mari presque en même temps. Ces pertes réchauffèrent un peu son amitié pour le plus proche parent qui lui restât, et qui était moi. Quand j’allais à Genève je logeais chez elle, et je m’amusais à fureter et feuilleter les livres et papiers que mon oncle avait laissés. J’y trouvai beaucoup de pièces curieuses, et des lettres dont assurément on ne se douterait pas. Ma tante, qui faisait peu de cas de ces paperasses, m’eût laissé tout emporter si j’avais voulu. Je me contentai de deux ou trois livres commentés de la main de mon grand-père Bernard le ministre, et entre autres les Œuvres posthumes de Rohault, in-4o, dont les marges étaient pleines d’excellentes scolies qui me firent aimer les mathématiques. Ce livre est resté parmi ceux de madame de Warens ; j’ai toujours été fâché de ne l’avoir pas gardé. À ces livres je joignis cinq ou six mémoires manuscrits, et un seul imprimé, qui était du fameux Micheli Ducret, homme d’un grand talent, savant, éclairé, mais trop remuant, traité bien cruellement par les magistrats de Genève, et mort dernièrement dans la forteresse d’Arberg, où il était enfermé depuis longues années, pour avoir, disait-on, trempé dans la conspiration de Berne.

Ce mémoire était une critique assez judicieuse de ce grand et ridicule plan de fortification qu’on a exécuté en partie à Genève, à la grande risée des gens du métier, qui ne savent pas le but secret qu’avait le conseil dans l’exécution de cette magnifique entreprise. M. Micheli, ayant été exclu de la chambre des fortifications pour avoir blâmé ce plan, avait cru, comme membre des deux-cents et même comme citoyen, pouvoir en dire son avis plus au long ; et c’était ce qu’il avait fait par ce mémoire, qu’il eut l’imprudence de faire