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entretenions souvent de ces deux hommes célèbres, dont l’un, depuis peu sur le trône, s’annonçait déjà tel qu’il devait dans peu se montrer ; et dont l’autre, aussi décrié qu’il est admiré maintenant, nous faisait plaindre sincèrement le malheur qui semblait le poursuivre, et qu’on voit si souvent être l’apanage des grands talents. Le prince de Prusse avait été peu heureux dans sa jeunesse ; et Voltaire semblait fait pour ne l’être jamais. L’intérêt que nous prenions à l’un et à l’autre s’étendait à tout ce qui s’y rapportait. Rien de tout ce qu’écrivait Voltaire ne nous échappait. Le goût que je pris à ces lectures m’inspira le désir d’apprendre à écrire avec élégance, et de tâcher d’imiter le beau coloris de cet auteur, dont j’étais enchanté. Quelque temps après parurent ses Lettres philosophiques. Quoiqu’elles ne soient pas assurément son meilleur ouvrage, ce fut celui qui m’attira le plus vers l’étude, et ce goût naissant ne s’éteignit plus depuis ce temps-là.

Mais le moment n’était pas venu de m’y livrer tout de bon. Il me restait encore une humeur un peu volage, un désir d’aller et venir qui s’était plutôt borné qu’éteint, et que nourrissait le train de la maison de madame de Warens, trop bruyant pour mon humeur solitaire. Ce tas d’inconnus qui lui affluaient journellement de toutes parts, et la persuasion où j’étais que ces gens-là ne cherchaient qu’à la duper chacun à sa manière, me faisaient un vrai tourment de mon habitation. Depuis qu’ayant succédé à Claude Anet dans la confidence de sa maîtresse, je suivais de plus près l’état de ses affaires, j’y voyais un progrès en mal dont j’étais effrayé. J’avais cent fois remontré, prié, pressé, conjuré, et toujours inutilement. Je m’étais jeté à ses pieds ; je lui avais fortement représenté la catastrophe qui la menaçait ; je l’avais vivement exhortée à réformer sa dépense, à commencer par moi ; à souffrir plutôt un peu tandis qu’elle était encore jeune, que, multipliant toujours ses dettes et ses créanciers, de s’exposer sur ses vieux jours à leurs vexations et à la misère. Sensible à la sincérité de mon zèle, elle s’attendrissait avec moi et me promettait les plus belles choses du monde. Un croquant arrivait-il, à l’instant tout était oublié. Après mille épreuves de l’inutilité de mes remontrances, que me restait-il à faire, que de détourner les yeux du mal que je ne pouvais prévenir ? Je m’éloignais de la maison dont je ne pouvais garder