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voulut. Ce qu’il y eut de plus rare et de plus honorable pour lui fut qu’ayant des liaisons dans tous les états, il fut partout chéri, recherché de tout le monde, sans jamais être envié ni haï de personne ; et je crois qu’il est mort sans avoir eu de sa vie un seul ennemi. Heureux homme ! Il venait tous les ans aux bains d’Aix, où se rassemble la bonne compagnie des pays voisins. Lié avec toute la noblesse de Savoie, il venait d’Aix à Chambéri voir le comte de Bellegarde et son père le marquis d’Antremont, chez qui maman fit et me fit faire connaissance avec lui. Cette connaissance, qui semblait devoir n’aboutir à rien, et fut nombre d’années interrompue, se renouvela dans l’occasion que je dirai, et devint un véritable attachement. C’est assez pour m’autoriser à parler d’un ami avec qui j’ai été si étroitement lié : mais quand je ne prendrais aucun intérêt personnel à sa mémoire, c’était un homme si aimable et si heureusement né, que, pour l’honneur de l’espèce humaine, je la croirais toujours bonne à conserver. Cet homme si charmant avait pourtant ses défauts ainsi que les autres, comme on pourra voir ci-après : mais s’il ne les eût pas eus, peut-être eût-il été moins aimable. Pour le rendre intéressant autant qu’il pouvait l’être, il fallait qu’on eût quelque chose à lui pardonner.

Une autre liaison du même temps n’est pas éteinte, et me leurre encore de cet espoir du bonheur temporel, qui meurt si difficilement dans le cœur de l’homme. M. de Conzié, gentilhomme savoyard, alors jeune et aimable, eut la fantaisie d’apprendre la musique, ou plutôt de faire connaissance avec celui qui l’enseignait. Avec de l’esprit et du goût pour les belles connaissances, M. de Conzié avait une douceur de caractère qui le rendait très-liant, et je l’étais beaucoup moi-même pour les gens en qui je la trouvais. La liaison fut bientôt faite. Le germe de littérature et de philosophie qui commençait à fermenter dans ma tête, et qui n’attendait qu’un peu de culture et d’émulation pour se développer tout à fait, les trouvait en lui. M. de Conzié avait peu de disposition pour la musique : ce fut un bien pour moi ; les heures des leçons se passaient à tout autre chose qu’à solfier. Nous déjeunions, nous causions, nous lisions quelques nouveautés, et pas un mot de musique. La correspondance de Voltaire avec le prince royal de Prusse faisait du bruit alors : nous nous