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Jephté était alors dans sa nouveauté ; il en parla, on le fit apporter. Il me fit frémir en me proposant d’exécuter à nous deux cet opéra ; et, tout en ouvrant le livre, il tomba sur ce morceau célèbre à deux chœurs :


La terre, l’enfer, le ciel même,
Tout tremble devant le Seigneur.


Il me dit : Combien voulez-vous faire de parties ? je ferai pour ma part ces six-là. Je n’étais pas encore accoutumé à cette pétulance française, et quoique j’eusse quelquefois ânonné des partitions, je ne comprenais pas comment le même homme pouvait faire en même temps six parties, ni même deux. Rien ne m’a plus coûté dans l’exercice de la musique que de sauter ainsi légèrement d’une partie à l’autre, et d’avoir l’œil à la fois sur toute une partition. À la manière dont je me tirai de cette entreprise, M. de Sennecterre dut être tenté de croire que je ne savais pas la musique. Ce fut peut-être pour vérifier ce doute qu’il me proposa de noter une chanson qu’il voulait donner à mademoiselle de Menthon. Je ne pouvais m’en défendre. Il chanta la chanson ; je l’écrivis, même sans le faire beaucoup répéter. Il la lut ensuite, et trouva, comme il était vrai, qu’elle était très-correctement notée. Il avait vu mon embarras, il prit plaisir à faire valoir ce petit succès. C’était pourtant une chose très-simple. Au fond, je savais fort bien la musique ; je ne manquais que de cette vivacité du premier coup d’œil que je n’eus jamais sur rien, et qui ne s’acquiert en musique que par une pratique consommée. Quoi qu’il en soit, je fus sensible à l’honnête soin qu’il prit d’effacer dans l’esprit des autres et dans le mien la petite honte que j’avais eue ; et douze ou quinze ans après, me rencontrant avec lui dans diverses maisons de Paris, je fus tenté plusieurs fois de lui rappeler cette anecdote, et de lui montrer que j’en gardais le souvenir. Mais il avait perdu les yeux depuis ce temps-là : je craignis de renouveler ses regrets en lui rappelant l’usage qu’il en avait su faire, et je me tus.

Je touche au moment qui commence à lier mon existence passée avec la présente. Quelques amitiés de ce temps-là prolongées jusqu’à