Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 1.djvu/292

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et, pour se rendre agréable, il tâchait de me faire aimer ces fadaises, pour lesquelles j’eus toujours un tel dégoût, qu’il ne m’est arrivé de la vie d’en lire une à moi seul. Malheureusement, un de ces maudits papiers resta dans la poche de veste d’un habit neuf que j’avais porté deux ou trois fois pour être en règle avec les commis. Ce papier était une parodie janséniste assez plate de la belle scène du Mithridate de Racine. Je n’en avais pas lu dix vers, et l’avais laissé par oubli dans ma poche. Voilà ce qui fit confisquer mon équipage. Les commis firent à la tête de l’inventaire de cette malle un magnifique procès-verbal, où, supposant que cet écrit venait de Genève pour être imprimé et distribué en France, ils s’étendaient en saintes invectives contre les ennemis de Dieu et de l’Église, et en éloges de leur pieuse vigilance, qui avait arrêté l’exécution de ce projet infernal. Ils trouvèrent sans doute que mes chemises sentaient aussi l’hérésie, car, en vertu de ce terrible papier, tout fut confisqué sans que jamais j’aie eu ni raison ni nouvelle de ma pauvre pacotille. Les gens des fermes à qui l’on s’adressa demandaient tant d’instructions, de renseignements, de certificats, de mémoires, que, me perdant mille fois dans ce labyrinthe, je fus contraint de tout abandonner. J’ai un vrai regret de n’avoir pas conservé le procès-verbal du bureau des Rousses : c’était une pièce à figurer avec distinction parmi celles dont le recueil doit accompagner cet écrit.

Cette perte me fit revenir à Chambéri tout de suite, sans avoir rien fait avec l’abbé Blanchard ; et, tout bien pesé, voyant le malheur me suivre dans toutes mes entreprises, je résolus de m’attacher uniquement à maman, de courir sa fortune, et de ne plus m’inquiéter inutilement d’un avenir auquel je ne pouvais rien. Elle me reçut comme si j’avais rapporté des trésors, remonta peu à peu ma petite garde-robe ; et mon malheur, assez grand pour l’un et pour l’autre, fut presque aussitôt oublié qu’arrivé.

Quoique ce malheur m’eût refroidi sur mes projets de musique, je ne laissais pas d’étudier toujours mon Rameau ; et, à force d’efforts, je parvins enfin à l’entendre et à faire quelques petits essais de composition, dont le succès m’encouragea. Le comte de Bellegarde, fils du marquis d’Antremont, était revenu de Dresde après la mort du roi Auguste. Il avait vécu longtemps à Paris : il aimait extrêmement la