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et cela avec la profusion qu’elle mettait à toute chose. Ainsi, toujours avec le projet de prévenir une banqueroute et de réparer dans l’avenir l’ouvrage de sa dissipation, je commençai dans le moment même par lui causer une dépense de huit cents francs : j’accélérais sa ruine pour me mettre en état d’y remédier. Quelque folle que fût cette conduite, l’illusion était entière de ma part, et même de la sienne. Nous étions persuadés l’un et l’autre, moi que je travaillais utilement pour elle ; elle que je travaillais utilement pour moi.

J’avais compté trouver Venture encore à Annecy, et lui demander une lettre pour l’abbé Blanchard. Il n’y était plus. Il fallut, pour tout renseignement, me contenter d’une messe à quatre parties, de sa composition et de sa main, qu’il m’avait laissée. Avec cette recommandation, je vais à Besançon, passant par Genève, où je fus voir mes parents, et par Nyon, où je fus voir mon père, qui me reçut comme à son ordinaire et se chargea de me faire parvenir ma malle, qui ne venait qu’après moi, parce que j’étais à cheval. J’arrive à Besançon. L’abbé Blanchard me reçoit bien, me promet ses instructions et m’offre ses services. Nous étions prêts à commencer, quand j’apprends par une lettre de mon père que ma malle a été saisie et confisquée aux Rousses, bureau de France sur les frontières de Suisse. Effrayé de cette nouvelle, j’emploie les connaissances que je m’étais faites à Besançon pour savoir le motif de cette confiscation ; car, bien sûr de n’avoir point de contrebande, je ne pouvais concevoir sur quel prétexte on l’avait pu fonder. Je l’apprends enfin : il faut le dire, car c’est un fait curieux.

Je voyais à Chambéri un vieux Lyonnais, fort bon homme, appelé M. Duvivier, qui avait travaillé au visa sous la régence, et qui, faute d’emploi, était venu travailler au cadastre. Il avait vécu dans le monde ; il avait des talents, quelque savoir, de la douceur, de la politesse ; il savait la musique : et comme j’étais de chambrée avec lui, nous nous étions liés de préférence au milieu des ours mal léchés qui nous entouraient. Il avait à Paris des correspondances qui lui fournissaient ces petits riens, ces nouveautés éphémères qui courent on ne sait pourquoi, qui meurent on ne sait comment, sans que jamais personne y repense quand on a cessé d’en parler. Comme je le menais quelquefois dîner chez maman, il me faisait sa cour en quelque sorte,