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d’elle ; car il n’eût pas convenu, tandis qu’elle était aux expédients, qu’elle eût su que j’avais de l’argent mignon. J’allais donc cherchant par-ci par-là de petites caches où je fourrais quelques louis en dépôt, comptant augmenter ce dépôt sans cesse jusqu’au moment de le mettre à ses pieds. Mais j’étais si maladroit dans le choix de mes cachettes, qu’elle les éventait toujours ; puis, pour m’apprendre qu’elle les avait trouvées, elle ôtait l’or que j’y avais mis, et en mettait davantage en autres espèces. Je venais tout honteux rapporter à la bourse commune mon petit trésor, et jamais elle ne manquait de l’employer en nippes ou meubles à mon profit, comme épée d’argent, montre ou autre chose pareille.

Bien convaincu qu’accumuler ne me réussirait jamais et serait pour elle une mince ressource, je sentis enfin que je n’en avais point d’autre contre le malheur que je craignais que de me mettre en état de pourvoir par moi-même à sa subsistance, quand, cessant de pourvoir à la mienne, elle verrait le pain prêt à lui manquer. Malheureusement, jetant mes projets du côté de mes goûts, je m’obstinais à chercher follement ma fortune dans la musique ; et, sentant naître des idées et des chants dans ma tête, je crus qu’aussitôt que je serais en état d’en tirer parti, j’allais devenir un homme célèbre, un Orphée moderne, dont les sons devaient attirer tout l’argent du Pérou. Ce dont il s’agissait pour moi, commençant à lire passablement la musique, était d’apprendre la composition. La difficulté était de trouver quelqu’un pour me l’enseigner ; car, avec mon Rameau seul, je n’espérais pas y parvenir par moi-même ; et depuis le départ de M. le Maître, il n’y avait personne en Savoie qui entendît rien à l’harmonie.

Ici l’on va voir encore une de ces inconséquences dont ma vie est remplie, et qui m’ont fait si souvent aller contre mon but, lors même que j’y pensais tendre directement. Venture m’avait beaucoup parlé de l’abbé Blanchard, son maître de composition, homme de mérite et d’un grand talent, qui pour lors était maître de musique de la cathédrale de Besançon, et qui l’est maintenant de la chapelle de Versailles. Je me mis en tête d’aller à Besançon prendre leçon de l’abbé Blanchard ; et cette idée me parut si raisonnable, que je parvins à la faire trouver telle à maman. La voilà travaillant à mon petit équipage,