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et quelle voiture il prenait. L’autre, après l’avoir satisfait, lui demande à son tour s’il y a quelque chose pour son service. Rien, rien, dit Grossi, sinon que je veux m’aller mettre à une fenêtre sur votre passage, pour avoir le plaisir de voir passer un âne à cheval. Il était aussi avare que riche et dur. Un de ses amis lui voulut un jour emprunter de l’argent avec de bonnes sûretés : Mon ami, lui dit-il en lui serrant le bras et grinçant les dents, quand saint Pierre descendrait du ciel pour m’emprunter dix pistoles, et qu’il me donnerait la Trinité pour caution, je ne les lui prêterais pas. Un jour, invité à dîner chez M. le comte Picon, gouverneur de Savoie, et très-dévot, il arrive avant l’heure ; et S. Exc., alors occupée à dire le rosaire, lui en propose l’amusement. Ne sachant trop que répondre, il fait une grimace affreuse et se met à genoux ; mais à peine avait-il récité deux Ave, que, n’y pouvant plus tenir, il se lève brusquement, prend sa canne, et s’en va sans mot dire. Le comte Picon court après lui, et lui crie : Monsieur Grossi ! monsieur Grossi ! restez donc ; vous avez là-bas à la broche une excellente bartavelle. Monsieur le comte, lui répond l’autre en se retournant, vous me donneriez un ange rôti que je ne resterais pas. Voilà quel était M. le proto-médecin Grossi, que maman entreprit et vint à bout d’apprivoiser. Quoique extrêmement occupé, il s’accoutuma à venir très-souvent chez elle, prit Anet en amitié, marqua faire cas de ses connaissances, en parlait avec estime, et, ce qu’on n’aurait pas attendu d’un pareil ours, affectait de le traiter avec considération pour effacer les impressions du passé. Car, quoique Anet ne fût plus sur le pied d’un domestique, on savait qu’il l’avait été, et il ne fallait pas moins que l’exemple et l’autorité de monsieur le proto-médecin pour donner à son égard le ton qu’on n’aurait pas pris de tout autre. Claude Anet, avec un habit noir, une perruque bien peignée, un maintien grave et décent, une conduite sage et circonspecte, des connaissances assez étendues en matière médicale et en botanique, et la faveur d’un chef de la Faculté, pouvait raisonnablement espérer de remplir avec applaudissement la place de démonstrateur royal des plantes, si l’établissement projeté avait lieu ; et réellement Grossi en avait goûté le plan, l’avait adopté, et n’attendait pour le proposer à la cour que le moment où la paix permettrait de