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affluence pour nous en laisser quand nous restions seuls. L’impatience qu’ils m’avaient donnée autrefois n’était pas diminuée, et toute la différence était que j’avais moins de temps pour m’y livrer. La pauvre maman n’avait point perdu son ancienne fantaisie d’entreprises et de système : au contraire, plus ses besoins domestiques devenaient pressants, plus pour y pourvoir elle se livrait à ses visions ; moins elle avait de ressources présentes, plus elle s’en forgeait dans l’avenir. Le progrès des ans ne faisait qu’augmenter en elle cette manie ; et à mesure qu’elle perdait le goût des plaisirs du monde et de la jeunesse, elle le remplaçait par celui des secrets et des projets. La maison ne désemplissait pas de charlatans, de fabricants, de souffleurs, d’entrepreneurs de toute espèce, qui, distribuant par millions la fortune, finissaient par avoir besoin d’un écu. Aucun ne sortait de chez elle à vide, et l’un de mes étonnements est qu’elle ait pu suffire aussi longtemps à tant de profusions sans en épuiser la source et sans lasser ses créanciers.

Le projet dont elle était le plus occupée au temps dont je parle, et qui n’était pas le plus déraisonnable qu’elle eût formé, était de faire établir à Chambéri un jardin royal de plantes, avec un démonstrateur appointé ; et l’on comprend d’avance à qui cette place était destinée. La position de cette ville, au milieu des Alpes, était très-favorable à la botanique ; et maman, qui facilitait toujours un projet par un autre, y joignit celui d’un collège de pharmacie, qui véritablement paraissait très-utile dans un pays aussi pauvre, où les apothicaires sont presque les seuls médecins. La retraite du proto-médecin Grossi à Chambéri, après la mort du roi Victor, lui parut favoriser beaucoup cette idée, et la lui suggéra peut-être. Quoi qu’il en soit, elle se mit à cajoler Grossi, qui pourtant n’était pas trop cajolable ; car c’était bien le plus caustique et le plus brutal monsieur que j’aie jamais connu. On en jugera par deux ou trois traits que je vais citer pour échantillon.

Un jour il était en consultation avec d’autres médecins, un entre autres qu’on avait fait venir d’Annecy, et qui était le médecin ordinaire du malade. Ce jeune homme, encore mal-appris pour un médecin, osa n’être pas de l’avis de monsieur le proto. Celui-ci, pour toute réponse, lui demanda quand il s’en retournait, par où il passait,