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nous étaient moins doux que la réunion. Ce qui prévenait entre nous la gêne était une extrême confiance réciproque, et ce qui prévenait l’ennui était que nous étions tous fort occupés. Maman, toujours projetante et toujours agissante, ne nous laissait guère oisifs ni l’un ni l’autre, et nous avions encore chacun pour notre compte de quoi bien remplir notre temps. Selon moi, le désœuvrement n’est pas moins le fléau de la société que celui de la solitude. Rien ne rétrécit plus l’esprit, rien n’engendre plus de riens, de rapports, de paquets, de tracasseries, de mensonges, que d’être éternellement renfermés vis-à-vis les uns des autres dans une chambre, réduits pour tout ouvrage à la nécessité de babiller continuellement. Quand tout le monde est occupé, l’on ne parle que quand on a quelque chose à dire ; mais quand on ne fait rien, il faut absolument parler toujours ; et voilà de toutes les gênes la plus incommode et la plus dangereuse. J’ose même aller plus loin, et je soutiens que, pour rendre un cercle vraiment agréable, il faut non-seulement que chacun y fasse quelque chose, mais quelque chose qui demande un peu d’attention. Faire des nœuds, c’est ne rien faire ; et il faut tout autant de soin pour amuser une femme qui fait des nœuds que celle qui tient les bras croisés. Mais quand elle brode, c’est autre chose : elle s’occupe assez pour remplir les intervalles du silence. Ce qu’il y a de choquant, de ridicule, est de voir pendant ce temps une douzaine de flandrins se lever, s’asseoir, aller, venir, pirouetter sur leurs talons, retourner deux cents fois les magots de la cheminée, et fatiguer leur minerve à maintenir un intarissable flux de paroles : la belle occupation ! Ces gens-là, quoi qu’ils fassent, seront toujours à charge aux autres et à eux-mêmes. Quand j’étais à Motiers, j’allais faire des lacets chez mes voisines ; si je retournais dans le monde, j’aurais toujours dans ma poche un bilboquet, et j’en jouerais toute la journée pour me dispenser de parler quand je n’aurais rien à dire. Si chacun en faisait autant, les hommes deviendraient moins méchants, leur commerce deviendrait plus sûr, et je pense, plus agréable. Enfin, que les plaisants rient s’ils veulent, mais je soutiens que la seule morale à la portée du présent siècle est la morale du bilboquet.

Au reste, on ne nous laissait guère le soin d’éviter l’ennui par nous-mêmes, et les importuns nous en donnaient trop par leur