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Je fis donc peu de progrès dans mes exercices, que je quittai bientôt par pur dégoût ; mais j’en fis davantage dans un art plus utile, celui d’être content de mon sort, et de n’en pas désirer un plus brillant, pour lequel je commençais à sentir que je n’étais pas né. Livré tout entier au désir de rendre à maman la vie heureuse, je me plaisais toujours plus auprès d’elle ; et quand il fallait m’en éloigner pour courir en ville, malgré ma passion pour la musique, je commençais à sentir la gêne de mes leçons.

J’ignore si Claude Anet s’aperçut de l’intimité de notre commerce. J’ai lieu de croire qu’il ne lui fut pas caché. C’était un garçon très-clairvoyant, mais très-discret, qui ne parlait jamais contre sa pensée, mais qui ne la disait pas toujours. Sans me faire le moindre semblant qu’il fût instruit, par sa conduite, il paraissait l’être ; et cette conduite ne venait sûrement pas de bassesse d’âme, mais de ce qu’étant entré dans les principes de sa maîtresse, il ne pouvait désapprouver qu’elle agît conséquemment. Quoique aussi jeune qu’elle, il était si mûr et si grave, qu’il nous regardait presque comme deux enfants dignes d’indulgence, et nous le regardions l’un et l’autre comme un homme respectable, dont nous avions l’estime à ménager. Ce ne fut qu’après qu’elle lui fut infidèle que je connus bien tout l’attachement qu’elle avait pour lui. Comme elle savait que je ne pensais, ne sentais, ne respirais que par elle, elle me montrait combien elle l’aimait, afin que je l’aimasse de même ; et elle appuyait encore moins sur son amitié pour lui que sur son estime, parce que c’était le sentiment que je pouvais partager le plus pleinement. Combien de fois elle attendrit nos cœurs et nous fit embrasser avec larmes, en nous disant que nous étions nécessaires tous deux au bonheur de sa vie ! Et que les femmes qui liront ceci ne sourient pas malignement. Avec le tempérament qu’elle avait, ce besoin n’était pas équivoque : c’était uniquement celui de son cœur.

Ainsi s’établit entre nous trois une société sans autre exemple peut-être sur la terre. Tous nos vœux, nos soins, nos cœurs étaient en commun ; rien n’en passait au delà de ce petit cercle. L’habitude de vivre ensemble et d’y vivre exclusivement devint si grande, que si, dans nos repas, un des trois manquait ou qu’il vînt un quatrième, tout était dérangé, et, malgré nos liaisons particulières, les tête-à-tête