Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 1.djvu/280

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce jour, plutôt redouté qu’attendu, vint enfin. Je promis tout, et je ne mentis pas. Mon cœur confirmait mes engagements sans en désirer le prix. Je l’obtins pourtant. Je me vis pour la première fois dans les bras d’une femme, et d’une femme que j’adorais. Fus-je heureux ? non, je goûtai le plaisir. Je ne sais quelle invincible tristesse en empoisonnait le charme : j’étais comme si j’avais commis un inceste. Deux ou trois fois, en la pressant avec transport dans mes bras, j’inondai son sein de mes larmes. Pour elle, elle n’était ni triste ni vive ; elle était caressante et tranquille. Comme elle était peu sensuelle et n’avait point recherché la volupté, elle n’en eut pas les délices et n’en a jamais eu les remords.

Je le répète, toutes ses fautes lui vinrent de ses erreurs, jamais de ses passions. Elle était bien née, son cœur était pur, elle aimait les choses honnêtes, ses penchants étaient droits et vertueux, son goût était délicat ; elle était faite pour une élégance de mœurs qu’elle a toujours aimée et qu’elle n’a jamais suivie, parce qu’au lieu d’écouter son cœur qui la menait bien, elle écouta sa raison qui la menait mal. Quand des principes faux l’ont égarée, ses vrais sentiments les ont toujours démentis : mais malheureusement elle se piquait de philosophie, et la morale qu’elle s’était faite gâta celle que son cœur lui dictait.

M. de Tavel, son premier amant, fut son maître de philosophie, et les principes qu’il lui donna furent ceux dont il avait besoin pour la séduire. La trouvant attachée à son mari, à ses devoirs, toujours froide, raisonnante, et inattaquable par les sens, il l’attaqua par des sophismes, et parvint à lui montrer ses devoirs auxquels elle était si attachée comme un bavardage de catéchismes fait uniquement pour amuser les enfants ; l’union des sexes, comme l’acte le plus indifférent en soi ; la fidélité conjugale, comme une apparence obligatoire dont toute la moralité regardait l’opinion ; le repos des maris, comme la seule règle du devoir des femmes ; en sorte que des infidélités ignorées, nulles pour celui qu’elles offensaient, l’étaient aussi pour la conscience : enfin il lui persuada que la chose en elle-même n’était rien, qu’elle ne prenait d’existence que par le scandale, et que toute femme qui paraissait sage, par cela seul l’était en effet. C’est ainsi que le malheureux parvint à son but en corrompant la raison d’un