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l’eus compris, ce qui ne me fut pas facile, la nouveauté de cette idée, qui depuis que je vivais auprès d’elle ne m’était pas venue une seule fois dans l’esprit, m’occupant alors tout entier, ne me laissa plus le maître de penser à ce qu’elle me disait. Je ne pensais qu’à elle, et je ne l’écoutais pas.

Vouloir rendre les jeunes gens attentifs à ce qu’on leur veut dire, en leur montrant au bout un objet très-intéressant pour eux, est un contresens très-ordinaire aux instituteurs, et que je n’ai pas évité moi-même dans mon Émile. Le jeune homme, frappé de l’objet qu’on lui présente, s’en occupe uniquement, et saute à pieds joints par-dessus vos discours préliminaires pour aller d’abord où vous le menez trop lentement à son gré. Quand on veut le rendre attentif, il ne faut pas se laisser pénétrer d’avance ; et c’est en quoi maman fut maladroite. Par une singularité qui tenait à son esprit systématique, elle prit la précaution très-vaine de faire ses conditions ; mais sitôt que j’en vis le prix, je ne les écoutai pas même, et je me dépêchai de consentir à tout. Je doute même qu’en pareil cas il y ait sur la terre entière un homme assez franc ou assez courageux pour oser marchander, et une seule femme qui pût pardonner de l’avoir fait. Par suite de la même bizarrerie, elle mit à cet accord les formalités les plus graves, et me donna pour y penser huit jours, dont je l’assurai faussement que je n’avais pas besoin : car, pour comble de singularité, je fus très-aise de les avoir, tant la nouveauté de ces idées m’avait frappé, et tant je sentais un bouleversement dans les miennes qui me demandait du temps pour les arranger !

On croira que ces huit jours me durèrent huit siècles : tout au contraire, j’aurais voulu qu’ils les eussent duré en effet. Je ne sais comment décrire l’état où je me trouvais, plein d’un certain effroi mêlé d’impatience, redoutant ce que je désirais, jusqu’à chercher quelquefois tout de bon dans ma tête quelque honnête moyen d’éviter d’être heureux. Qu’on se représente mon tempérament ardent et lascif, mon sang enflammé, mon cœur enivré d’amour, ma vigueur, ma santé, mon âge. Qu’on pense que dans cet état, altéré de la soif des femmes, je n’avais encore approché d’aucune ; que l’imagination, le besoin, la vanité, la curiosité se réunissaient pour me dévorer de l’ardent désir d’être homme et de le paraître. Qu’on ajoute surtout (car c’est ce