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et moi nous aurions bientôt mis Chambéri sens dessus dessous. On serait remonté à la source de ces libelles ; madame de Menthon se serait tirée d’affaire en me sacrifiant, et j’aurais été enfermé pour le reste de mes jours peut-être, pour m’apprendre à faire le Phébus avec les dames.

Heureusement rien de tout cela n’arriva. Madame de Menthon me retint à dîner deux ou trois fois pour me faire causer, et trouva que je n’étais qu’un sot. Je le sentais moi-même, et j’en gémissais, enviant les talents de mon ami Venture, tandis que j’aurais dû remercier ma bêtise des périls dont elle me sauvait. Je demeurai pour madame de Menthon le maître à chanter de sa fille, et rien de plus ; mais je vécus tranquille et toujours bien voulu dans Chambéri. Cela valait mieux que d’être un bel esprit pour elle et un serpent pour le reste du pays.

Quoi qu’il en soit, maman vit que pour m’arracher au péril de ma jeunesse il était temps de me traiter en homme ; et c’est ce qu’elle fit, mais de la façon la plus singulière dont jamais femme se soit avisée en pareille occasion. Je lui trouvai l’air plus grave et le propos plus moral qu’à son ordinaire. À la gaieté folâtre dont elle entremêlait ordinairement ses instructions, succéda tout à coup un ton toujours soutenu, qui n’était ni familier ni sévère, mais qui semblait préparer une explication. Après avoir cherché vainement en moi-même la raison de ce changement, je la lui demandai ; c’était ce qu’elle attendait. Elle me proposa une promenade au petit jardin pour le lendemain : nous y fûmes dès le matin. Elle avait pris ses mesures pour qu’on nous laissât seuls toute la journée : elle l’employa à me préparer aux bontés qu’elle voulait avoir pour moi, non, comme une autre femme, par du manège et des agaceries, mais par des entretiens pleins de sentiment et de raison, plus faits pour m’instruire que pour me séduire, et qui parlaient plus à mon cœur qu’à mes sens. Cependant, quelque excellents et utiles que fussent les discours qu’elle me tint, et quoiqu’ils ne fussent rien moins que froids et tristes, je n’y fis pas toute l’attention qu’ils méritaient, et je ne les gravai pas dans ma mémoire comme j’aurais fait dans tout autre temps. Son début, cet air de préparatif m’avait donné de l’inquiétude : tandis qu’elle parlait, rêveur et distrait malgré moi, j’étais moins occupé de ce qu’elle disait que de chercher à quoi elle en voulait venir ; et sitôt que je