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de son mieux pour l’émoustiller ; mais cela ne réussit point. Tandis que le maître agaçait la fille, la mère agaçait le maître, et cela ne réussissait pas beaucoup mieux. Madame Lard ajoutait à sa vivacité naturelle toute celle que sa fille aurait dû avoir. C’était un petit minois éveillé, chiffonné, marqué de petite vérole. Elle avait de petits yeux très-ardents, et un peu rouges, parce qu’elle y avait presque toujours mal. Tous les matins, quand j’arrivais, je trouvais prêt mon café à la crème ; et la mère ne manquait jamais de m’accueillir par un baiser bien appliqué sur la bouche, et que par curiosité j’aurais bien voulu rendre à la fille, pour voir comment elle l’aurait pris. Au reste, tout cela se faisait si simplement et si fort sans conséquence, que quand M. Lard était là, les agaceries et les baisers n’en allaient pas moins leur train. C’était une bonne pâte d’homme, le vrai père de sa fille, et que sa femme ne trompait pas parce qu’il n’en était pas besoin.

Je me prêtais à toutes ces caresses avec ma balourdise ordinaire, les prenant tout bonnement pour des marques de pure amitié. J’en étais pourtant importuné quelquefois, car la vive madame Lard ne laissait pas d’être exigeante ; et si dans la journée j’avais passé devant la boutique sans m’arrêter, il y aurait eu du bruit. Il fallait, quand j’étais pressé, que je prisse un détour pour passer dans une autre rue, sachant bien qu’il n’était pas aussi aisé de sortir de chez elle que d’y entrer.

Madame Lard s’occupait trop de moi pour que je ne m’occupasse point d’elle. Ses attentions me touchaient beaucoup. J’en parlais à maman comme d’une chose sans mystère : et quand il y en aurait eu, je ne lui en aurais pas moins parlé ; car lui taire un secret de quoi que ce fût ne m’eût pas été possible ; mon cœur était ouvert devant elle comme devant Dieu. Elle ne prit pas tout à fait la chose avec la même simplicité que moi. Elle vit des avances où je n’avais vu que des amitiés ; elle jugea que madame Lard, se faisant un point d’honneur de me laisser moins sot qu’elle ne m’avait trouvé, parviendrait de manière ou d’autre à se faire entendre ; et, outre qu’il n’était pas juste qu’une autre femme se chargeât de l’instruction de son élève, elle avait des motifs plus dignes d’elle pour me garantir des pièges auxquels mon âge et mon état m’exposaient. Dans le même temps on m’en tendit un d’une espèce plus dangereuse, auquel j’échappai,