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côté mon attention, qui bientôt n’était plus pour la cicatrice. Mademoiselle de Challes, une autre de mes voisines, était une fille faite ; grande, belle carrure, de l’embonpoint : elle avait été très-bien. Ce n’était plus une beauté, mais c’était une personne à citer pour la bonne grâce, pour l’humeur égale, pour le bon naturel. Sa sœur, madame de Charly, la plus belle femme de Chambéri, n’apprenait plus la musique, mais elle la faisait apprendre à sa fille, toute jeune encore, mais dont la beauté naissante eût promis d’égaler celle de sa mère, si malheureusement elle n’eût été un peu rousse. J’avais à la Visitation une petite demoiselle française dont j’ai oublié le nom, mais qui mérite une place dans la liste de mes préférences. Elle avait pris le ton lent et traînant des religieuses, et sur ce ton traînant elle disait des choses très-saillantes, qui ne semblaient point aller avec son maintien. Au reste elle était paresseuse, n’aimant pas à prendre la peine de montrer son esprit, et c’était une faveur qu’elle n’accordait pas à tout le monde. Ce ne fut qu’après un mois ou deux de leçons et de négligence qu’elle s’avisa de cet expédient pour me rendre plus assidu ; car je n’ai jamais pu prendre sur moi de l’être. Je me plaisais à mes leçons quand j’y étais, mais je n’aimais pas être obligé de m’y rendre, ni que l’heure me commandât : en toute chose la gêne et l’assujettissement me sont insupportables ; ils me feraient prendre en haine le plaisir même. On dit que chez les mahométans un homme passe au point du jour dans les rues pour ordonner aux maris de rendre le devoir à leurs femmes. Je serais un mauvais Turc à ces heures-là.

J’avais quelques écolières aussi dans la bourgeoisie, et une entre autres qui fut la cause indirecte d’un changement de relation, dont j’ai à parler, puisque enfin je dois tout dire. Elle était fille d’un épicier, et se nommait mademoiselle Lard, vrai modèle d’une statue grecque, et que je citerais pour la plus belle fille que j’aie jamais vue, s’il y avait quelque véritable beauté sans vie et sans âme. Son indolence, sa froideur, son insensibilité allaient à un point incroyable. Il était également impossible de lui plaire et de la fâcher : et je suis persuadé que si l’on eût fait sur elle quelque entreprise, elle aurait laissé faire, non par goût, mais par stupidité. Sa mère, qui n’en voulait pas courir le risque, ne la quittait pas d’un pas. En lui faisant apprendre à chanter, en lui donnant un jeune maître, elle faisait tout