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plicité ; on le relégua je ne sais où ; enfin, ces misérables l’accablèrent de tant d’outrages, que son âme honnête, et fière avec justice, n’y put résister ; et, après avoir fait les délices des sociétés les plus aimables, il mourut de douleur sur un vil grabat, dans quelque fond de cellule ou de cachot, regretté, pleuré de tous les honnêtes gens dont il fut connu, et qui ne lui ont trouvé d’autre défaut que d’être moine.

Avec ce petit train de vie, je fis si bien en très-peu de temps, qu’absorbé tout entier par la musique, je me trouvai hors d’état de penser à autre chose. Je n’allais plus à mon bureau qu’à contrecœur ; la gêne et l’assiduité au travail m’en firent un supplice insupportable, et j’en vins enfin à vouloir quitter mon emploi, pour me livrer totalement à la musique. On peut croire que cette folie ne passa pas sans opposition. Quitter un poste honnête et d’un revenu fixe pour courir après des écoliers incertains était un parti trop peu sensé pour plaire à maman. Même en supposant mes progrès futurs aussi grands que je me les figurais, c’était borner bien modestement mon ambition que de me réduire pour la vie à l’état de musicien. Elle, qui ne formait que des projets magnifiques, et qui ne me prenait plus tout à fait au mot de M. d’Aubonne, me voyait avec peine occupé sérieusement d’un talent qu’elle trouvait si frivole, et me répétait souvent ce proverbe de province, un peu moins juste à Paris, que qui bien chante et bien danse, fait un métier qui peu avance. Elle me voyait d’un autre côté entraîné par un goût irrésistible ; ma passion de musique devenait une fureur, et il était à craindre que mon travail, se sentant de mes distractions, ne m’attirât un congé qu’il valait beaucoup mieux prendre de moi-même. Je lui représentais encore que cet emploi n’avait pas longtemps à durer, qu’il me fallait un talent pour vivre, et qu’il était plus sûr d’achever d’acquérir par la pratique celui auquel mon goût me portait, et qu’elle m’avait choisi, que de me mettre à la merci des protections, ou de faire de nouveaux essais qui pouvaient mal réussir, et me laisser, après avoir passé l’âge d’apprendre, sans ressource pour gagner mon pain. Enfin j’extorquai son consentement plus à force d’importunités et de caresses, que de raisons dont elle se contentât. Aussitôt je courus remercier fièrement M. Coccelli, directeur général du cadastre, comme si j’avais fait l’acte