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appelé l’abbé Palais, bon musicien, bon homme, et qui accompagnait très-bien du clavecin. Je fais connaissance avec lui ; nous voilà inséparables. Il était l’élève d’un moine italien, grand organiste. Il me parlait de ses principes : je les comparais avec ceux de mon Rameau ; je remplissais ma tête d’accompagnements, d’accords, d’harmonie. Il fallait se former l’oreille à tout cela. Je proposai à maman un petit concert tous les mois : elle y consentit. Me voilà si plein de ce concert, que ni jour ni nuit je ne m’occupais d’autre chose ; et réellement cela m’occupait, et beaucoup, pour rassembler la musique, les concertants, les instruments, tirer les parties, etc. Maman chantait, le P. Caton, dont j’ai parlé et dont j’ai à parler encore, chantait aussi ; un maître à danser, appelé Roche, et son fils, jouaient du violon ; Canavas, musicien piémontais, qui travaillait au cadastre, et qui depuis s’est marié à Paris, jouait du violoncelle ; l’abbé Palais accompagnait du clavecin ; j’avais l’honneur de conduire la musique, sans oublier le bâton du bûcheron. On peut juger combien tout cela était beau ! pas tout à fait comme chez M. de Treytorens, mais il ne s’en fallait guère.

Le petit concert de madame de Warens, nouvelle convertie, et vivant, disait-on, des charités du roi, faisait murmurer la séquelle dévote ; mais c’était un amusement agréable pour plusieurs honnêtes gens. On ne devinerait pas qui je mets à leur tête en cette occasion : un moine, mais un moine homme de mérite, et même aimable, dont les infortunes m’ont dans la suite bien vivement affecté, et dont la mémoire, liée à celle de mes beaux jours, m’est encore chère. Il s’agit du P. Caton, cordelier, qui, conjointement avec le comte Dortan, avait fait saisir à Lyon la musique du pauvre petit-chat ; ce qui n’est pas le plus beau trait de sa vie. Il était bachelier de Sorbonne ; il avait vécu longtemps à Paris dans le plus grand monde, et très-faufilé surtout chez le marquis d’Antremont, alors ambassadeur de Sardaigne. C’était un grand homme, bien fait, le visage plein, les yeux à fleur de tête, des cheveux noirs qui faisaient sans affectation le crochet à côté du front, l’air à la fois noble, ouvert, modeste, se présentant simplement et bien, n’ayant ni le maintien cafard ou effronté des moines, ni l’abord cavalier d’un homme à la mode, quoiqu’il le fût ; mais l’assurance d’un honnête homme qui, sans rougir