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que les hommes leur attachent les femmes de tous les pays ; leurs chefs-d’œuvre dramatiques affectionnent la jeunesse à leurs théâtres. La célébrité de celui de Paris y attire des foules d’étrangers qui en reviennent enthousiastes. Enfin l’excellent goût de leur littérature leur soumet tous les esprits qui en ont ; et, dans la guerre si malheureuse dont ils sortent, j’ai vu leurs auteurs et leurs philosophes soutenir la gloire du nom français ternie par leurs guerriers.

J’étais donc Français ardent, et cela me rendit nouvelliste. J’allais avec la foule des gobe-mouches attendre sur la place l’arrivée des courriers ; et, plus bête que l’âne de la fable, je m’inquiétais beaucoup pour savoir de quel maître j’aurais l’honneur de porter le bât : car on prétendait alors que nous appartiendrions à la France, et l’on faisait de la Savoie un échange pour le Milanais. Il faut pourtant convenir que j’avais quelques sujets de craintes ; car si cette guerre eût mal tourné pour les alliés, la pension de maman courait un grand risque. Mais j’étais plein de confiance dans mes bons amis ; et pour le coup, malgré la surprise de M. de Broglie, cette confiance ne fut pas trompée, grâces au roi de Sardaigne, à qui je n’avais pas pensé.

Tandis qu’on se battait en Italie, on chantait en France. Les opéras de Rameau commençaient à faire du bruit, et relevèrent ses ouvrages théoriques, que leur obscurité laissait à la portée de peu de gens. Par hasard j’entendis parler de son Traité de l’harmonie ; et je n’eus point de repos que je n’eusse acquis ce livre. Par un autre hasard je tombai malade. La maladie était inflammatoire ; elle fut vive et courte, mais ma convalescence fut longue, et je ne fus d’un mois en état de sortir. Durant ce temps j’ébauchai, je dévorai mon Traité de l’harmonie ; mais il était si long, si diffus, si mal arrangé, que je sentis qu’il me fallait un temps considérable pour l’étudier et le débrouiller. Je suspendais mon application et je récréais mes yeux avec de la musique. Les cantates de Bernier, sur lesquelles je m’exerçai, ne me sortaient pas de l’esprit. J’en appris par cœur quatre ou cinq, entre autres celle des Amours dormants, que je n’ai pas revue depuis ce temps-là, et que je sais encore presque tout entière, de même que l’Amour piqué par une abeille, très-jolie cantate de Clérambault, que j’appris à peu près dans le même temps.

Pour m’achever, il arriva de la Val-d’Aost un jeune organiste