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dans un faubourg, un jardin pour y mettre des plantes. À ce jardin était jointe une guinguette assez jolie, qu’on meubla suivant l’ordonnance : on y mit un lit. Nous allions souvent y dîner, et j’y couchais quelquefois. Insensiblement je m’engouai de cette petite retraite, j’y mis quelques livres, beaucoup d’estampes ; je passais une partie de mon temps à l’orner, et à y préparer à maman quelque surprise agréable lorsqu’elle s’y venait promener. Je la quittais pour venir m’occuper d’elle, pour y penser avec plus de plaisir : autre caprice que je n’excuse ni n’explique, mais que j’avoue parce que la chose était ainsi. Je me souviens qu’une fois madame de Luxembourg me parlait en raillant d’un homme qui quittait sa maîtresse pour lui écrire. Je lui dis que j’aurais bien été cet homme-là, et j’aurais pu ajouter que je l’avais été quelquefois. Je n’ai pourtant jamais senti près de maman ce besoin de m’éloigner d’elle pour l’aimer davantage ; car tête à tête avec elle j’étais aussi parfaitement à mon aise que si j’eusse été seul ; et cela ne m’est jamais arrivé près de personne autre, ni homme ni femme, quelque attachement que j’aie eu pour eux. Mais elle était si souvent entourée, et de gens qui me convenaient si peu, que le dépit et l’ennui me chassaient dans mon asile, où je l’avais comme je la voulais, sans crainte que les importuns vinssent nous y suivre.

Tandis qu’ainsi partagé entre le travail, le plaisir et l’instruction, je vivais dans le plus doux repos, l’Europe n’était pas si tranquille que moi. La France et l’empereur venaient de s’entre-déclarer la guerre : le roi de Sardaigne était entré dans la querelle, et l’armée française filait en Piémont pour entrer dans le Milanais. Il en passa une colonne par Chambéri, et entre autres le régiment de Champagne, dont était colonel M. le duc de la Trimouille, auquel je fus présenté, qui me promit beaucoup de choses, et qui sûrement n’a jamais repensé à moi. Notre petit jardin était précisément au haut du faubourg par lequel entraient les troupes, de sorte que je me rassasiais du plaisir d’aller les voir passer, et je me passionnais pour le succès de cette guerre comme s’il m’eût beaucoup intéressé. Jusque-là je ne m’étais pas encore avisé de songer aux affaires publiques ; et je me mis à lire les gazettes pour la première fois, mais avec une telle partialité pour la France, que le cœur me battait de joie à ses moindres avantages,