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que son poste le mettait en droit de prendre, il prit naturellement celle que son jugement lui donnait sur le mien. Je n’osais rien faire qu’il parût désapprouver, et il ne désapprouvait que ce qui était mal. Nous vivions ainsi dans une union qui nous rendait tous heureux, et que la mort seule a pu détruire. Une des preuves de l’excellence du caractère de cette aimable femme est que tous ceux qui l’aimaient s’aimaient entre eux. La jalousie, la rivalité même cédait au sentiment dominant qu’elle inspirait, et je n’ai vu jamais aucun de ceux qui l’entouraient se vouloir du mal l’un à l’autre. Que ceux qui me lisent suspendent un moment leur lecture à cet éloge ; et s’ils trouvent en y pensant quelque autre femme dont ils puissent en dire autant, qu’ils s’attachent à elle pour le repos de leur vie (fût-elle au reste la dernière des catins).

Ici commence, depuis mon arrivée à Chambéri jusqu’à mon départ pour Paris, en 1741, un intervalle de huit ou neuf ans, durant lequel j’aurai peu d’événements à dire, parce que ma vie a été aussi simple que douce ; et cette uniformité était précisément ce dont j’avais le plus grand besoin pour achever de former mon caractère, que des troubles continuels empêchaient de se fixer. C’est durant ce précieux intervalle que mon éducation mêlée et sans suite, ayant pris de la consistance, m’a fait ce que je n’ai plus cessé d’être à travers les orages qui m’attendaient. Ce progrès fut insensible et lent, chargé de peu d’événements mémorables ; mais il mérite cependant d’être suivi et développé.

Au commencement je n’étais guère occupé que de mon travail ; la gêne du bureau ne me laissait pas songer à autre chose. Le peu de temps que j’avais de libre se passait auprès de la bonne maman ; et n’ayant pas même celui de lire, la fantaisie ne m’en prenait pas. Mais quand ma besogne, devenue une espèce de routine, occupa moins mon esprit, il reprit ses inquiétudes, la lecture me redevint nécessaire ; et, comme si ce goût se fût toujours irrité par la difficulté de m’y livrer, il serait redevenu passion comme chez mon maître, si d’autres goûts venus à la traverse n’eussent fait diversion à celui-là.

Quoiqu’il ne fallût pas à nos opérations une arithmétique bien transcendante, il en fallait assez pour m’embarrasser quelquefois. Pour vaincre cette difficulté, j’achetai des livres d’arithmétique ; et je