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paysage. La maison qu’elle occupait était sombre et triste, et ma chambre était la plus sombre et la plus triste de la maison. Un mur pour vue, un cul-de-sac pour rue, peu d’air, peu de jour, peu d’espace, des grillons, des rats, des planches pourries ; tout cela ne faisait pas une plaisante habitation. Mais j’étais chez elle, auprès d’elle ; sans cesse à mon bureau ou dans sa chambre, je m’apercevais peu de la laideur de la mienne ; je n’avais pas le temps d’y rêver. Il paraîtra bizarre qu’elle se fût fixée à Chambéri tout exprès pour habiter cette vilaine maison : cela même fut un trait d’habileté de sa part que je ne dois pas taire. Elle allait à Turin avec répugnance, sentant bien qu’après des révolutions toutes récentes et dans l’agitation où l’on était encore à la cour, ce n’était pas le moment de s’y présenter. Cependant ses affaires demandaient qu’elle s’y montrât : elle craignait d’être oubliée ou desservie ; elle savait surtout que le comte de Saint-Laurent, intendant général des finances, ne la favorisait pas. Il avait à Chambéri une maison vieille, mal bâtie, et dans une si vilaine position qu’elle restait toujours vide ; elle la loua et s’y établit. Cela lui réussit mieux qu’un voyage ; sa pension ne fut point supprimée, et depuis lors le comte de Saint-Laurent fut toujours de ses amis.

J’y trouvai son ménage à peu près monté comme auparavant, et le fidèle Claude Anet toujours avec elle. C’était, comme je crois l’avoir dit, un paysan de Moutru, qui, dans son enfance, herborisait dans le Jura pour faire du thé de Suisse, et qu’elle avait pris à son service à cause de ses drogues, trouvant commode d’avoir un herboriste dans son laquais. Il se passionna si bien pour l’étude des plantes, et elle favorisa si bien son goût, qu’il devint un vrai botaniste, et que, s’il ne fût mort jeune, il se serait fait un nom dans cette science, comme il en méritait un parmi les honnêtes gens. Comme il était sérieux, même grave, et que j’étais plus jeune que lui, il devint pour moi une espèce de gouverneur, qui me sauva beaucoup de folies ; car il m’en imposait, et je n’osais m’oublier devant lui. Il en imposait même à sa maîtresse, qui connaissait son grand sens, sa droiture, son inviolable attachement pour elle, et qui le lui rendait bien. Claude Anet était sans contredit un homme rare, et le seul même de son espèce que j’aie jamais vu. Lent, posé, réfléchi, circonspect