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dons de cerises et autres menus suffrages. Dans cette conjuration, le pauvre Jean-Jacques crut voir un complot ourdi contre sa vie par les puissants qu’il avait eu l’imprudence d’attaquer. »

« La nuit dernière, écrit-il de Motiers-Travers, à M. Guy, à Paris, le 7 septembre 1765, la canaille a forcé ma porte, cassé mes vitres, ameutée qu’elle a été contre moi par le ministre du lieu. Je viens de recevoir une députation d’une communauté voisine venue pour m’offrir asile ; je ne sais encore si j’accepterai. Tout est préparé pour soutenir un siège la nuit prochaine ; les brigands trouveront à qui parler, s’ils se présentent[1]. »

On voit quel grossissement prend, aux yeux de Rousseau, la moindre affaire. C’est que, pour lui, tout est grossi dans la vie, les peines et les joies. Il est de ces êtres dont les sentiments à fleur de peau centuplent les jouissances et les douleurs. S’il se croit trahi en amitié, n’a-t-il point, par exemple, pour s’en consoler, une raison extraordinaire à donner : Dans une de ses plus précieuses lettres, il écrit de Montmorency, 13 octobre 1758, à la marquise de Créquy : « L’amitié me fait chèrement payer ses charmes, et je vois que vous n’en avez pas eu meilleur marché ! Ne nous plaignons en cela que de nous-mêmes. Nous sommes justement punis des attachements exclusifs qui nous rendent aveugles, injustes et bornent l’univers, pour nous, aux personnes que nous aimons. Toutes les préférences de l’amitié sont des vols faits au genre humain, à la patrie. Les hommes sont tous nos frères, ils doivent être tous nos amis[2]. »

C’est là un sentimentalisme vague et décevant, et pour moi comme pour le héros de Molière, l’ami du genre humain n’est pas du tout mon fait. Qui aime tout le monde n’adore pas grand monde et pas grand chose, à moins d’être un saint, et dans notre vie moderne, les bienheureux se font rares. Le

  1. Inventaire des autographes composant la collection de M. Benjamin Fillon 1878, chez Charavay frères.
  2. Collection Benjamin Fillon.