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amie que j’allais revoir. Je goûtais d’avance, mais sans ivresse, le plaisir de vivre auprès d’elle : je m’y étais toujours attendu ; c’était comme s’il ne m’était rien arrivé de nouveau. Je m’inquiétais de ce que j’allais faire, comme si cela eût été fort inquiétant. Mes idées étaient paisibles et douces, non célestes et ravissantes. Tous les objets que je passais frappaient ma vue ; je donnais de l’attention aux paysages ; je remarquais les arbres, les maisons, les ruisseaux ; je délibérais aux croisées des chemins ; j’avais peur de me perdre, et je ne me perdais point. En un mot, je n’étais plus dans l’empyrée, j’étais tantôt où j’étais, tantôt où j’allais, jamais plus loin.

Je suis en racontant mes voyages comme j’étais en les faisant : je ne saurais arriver. Le cœur me battait de joie en approchant de ma chère maman, et je n’en allais pas plus vite. J’aime à marcher à mon aise, et m’arrêter quand il me plaît. La vie ambulante est celle qu’il me faut. Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans être pressé, et avoir pour terme de ma course un objet agréable, voilà de toutes les manières de vivre celle qui est le plus de mon goût. Au reste, on sait déjà ce que j’entends par un beau pays. Jamais pays de plaine, quelque beau qu’il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter et à descendre, des précipices à mes côtés, qui me fassent bien peur. J’eus ce plaisir, et je le goûtai dans tout son charme, en approchant de Chambéri. Non loin d’une montagne coupée qu’on appelle le Pas de l’Échelle, au-dessous du grand chemin taillé dans le roc, à l’endroit appelé Chailles, court et bouillonne dans des gouffres affreux une petite rivière qui paraît avoir mis à les creuser des milliers de siècles. On a bordé le chemin d’un parapet, pour prévenir les malheurs : cela faisait que je pouvais contempler au fond, et gagner des vertiges tout à mon aise ; car ce qu’il y a de plaisant dans mon goût pour les lieux escarpés est qu’ils me font tourner la tête ; et j’aime beaucoup ce tournoiement, pourvu que je sois en sûreté. Bien appuyé sur le parapet, j’avançais le nez, et je restais là des heures entières, entrevoyant de temps en temps cette écume et cette eau bleue dont j’entendais le mugissement à travers les cris des corbeaux et des oiseaux de proie qui volaient de roche en roche, et de broussaille en broussaille, à cent toises