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temps à la grille de mademoiselle du Châtelet avec autant de plaisir que de profit ; et il est certain que les entretiens intéressants et sensés d’une femme de mérite sont plus propres à former un jeune homme que toute la pédantesque philosophie des livres. Je fis connaissance aux Chasottes avec d’autres pensionnaires et de leurs amies, entre autres avec une jeune personne de quatorze ans, appelée mademoiselle Serre, à laquelle je ne fis pas alors une grande attention, mais dont je me passionnai huit ou neuf ans après, et avec raison, car c’était une charmante fille.

Occupé de l’attente de revoir bientôt ma bonne maman, je fis un peu de trêve à mes chimères, et le bonheur réel qui m’attendait me dispensa d’en chercher dans mes visions. Non-seulement je la retrouvais, mais je retrouvais près d’elle et par elle un état agréable ; car elle marquait m’avoir trouvé une occupation qu’elle espérait qui me conviendrait, et qui ne m’éloignerait pas d’elle. Je m’épuisais en conjectures pour deviner quelle pouvait être cette occupation, et il aurait fallu deviner en effet pour rencontrer juste. J’avais suffisamment d’argent pour faire commodément la route. Mademoiselle du Châtelet voulait que je prisse un cheval : je n’y pus consentir, et j’eus raison ; j’aurais perdu le plaisir du dernier voyage pédestre que j’ai fait en ma vie ; car je ne peux donner ce nom aux excursions que je faisais souvent à mon voisinage tandis que je demeurais à Motiers.

C’est une chose bien singulière que mon imagination ne se monte jamais plus agréablement que quand mon état est le moins agréable, et qu’au contraire elle est moins riante lorsque tout rit autour de moi. Ma mauvaise tête ne peut s’assujettir aux choses. Elle ne saurait embellir, elle veut créer. Les objets réels s’y peignent tout au plus tels qu’ils sont ; elle ne sait parer que les objets imaginaires. Si je veux peindre le printemps, il faut que je sois en hiver ; si je veux décrire un beau paysage, il faut que je sois dans des murs ; et j’ai dit cent fois que si jamais j’étais mis à la Bastille, j’y ferais le tableau de la liberté. Je ne voyais en partant de Lyon qu’un avenir agréable : j’étais aussi content, et j’avais tout lieu de l’être, que je l’étais peu quand je partis de Paris. Cependant je n’eus point, durant ce voyage, ces rêveries délicieuses qui m’avaient suivi dans l’autre. J’avais le cœur serein, mais c’était tout. Je me rapprochais avec attendrissement de l’excellente