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naire valait le mien. De mes jours, je n’eus tant de plaisir à manger ; et il faut avouer aussi que ces lippées me venaient fort à propos, car j’étais sec comme du bois. Je travaillais presque d’aussi bon cœur que je mangeais, et ce n’est pas peu dire. Il est vrai que je n’étais pas aussi correct que diligent. Quelques jours après, M. Rolichon, que je rencontrai dans la rue, m’apprit que mes parties avaient rendu la musique inexécutable, tant elles s’étaient trouvées pleines d’omissions, de duplications et de transpositions. Il faut avouer que j’ai choisi là dans la suite le métier du monde auquel j’étais le moins propre : non que ma note ne fût belle et que je ne copiasse fort nettement ; mais l’ennui d’un long travail me donne des distractions si grandes, que je passe plus de temps à gratter qu’à noter, et que si je n’apporte la plus grande attention à collationner mes parties, elles font toujours manquer l’exécution. Je fis donc très-mal, en voulant bien faire, et, pour aller vite, j’allais tout de travers. Cela n’empêcha pas M. Rolichon de me bien traiter jusqu’à la fin, et de me donner encore en sortant un petit écu que je ne méritais guère, et qui me remit tout à fait en pied ; car peu de jours après je reçus des nouvelles de maman, qui était à Chambéri, et de l’argent pour l’aller joindre, ce que je fis avec transport. Depuis lors, mes finances ont souvent été fort courtes, mais jamais assez pour être obligé de jeûner. Je marque cette époque avec un cœur sensible aux soins de la Providence. C’est la dernière fois de ma vie que j’ai senti la misère et la faim.

Je restai à Lyon sept ou huit jours encore pour attendre les commissions dont maman avait chargé mademoiselle du Châtelet, que je vis durant ce temps-là plus assidûment qu’auparavant, ayant le plaisir de parler avec elle de son amie, et n’étant plus distrait par ces cruels retours sur ma situation qui me forçaient de la cacher. Mademoiselle du Châtelet n’était ni jeune ni jolie, mais elle ne manquait pas de grâce ; elle était liante et familière, et son esprit donnait du prix à cette familiarité. Elle avait ce goût de morale observatrice qui porte à étudier les hommes ; et c’est d’elle, en première origine, que ce même goût m’est venu. Elle aimait les romans de le Sage, et particulièrement Gil Blas : elle m’en parla, me le prêta ; je le lus avec plaisir ; mais je n’étais pas mûr encore pour ces sortes de lectures : il me fallait des romans à grands sentiments. Je passais ainsi mon