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enfin. Je me couchai voluptueusement sur la tablette d’une espèce de niche ou de fausse porte enfoncée dans un mur de terrasse ; le ciel de mon lit était formé par les têtes des arbres ; un rossignol était précisément au-dessus de moi : je m’endormis à son chant ; mon sommeil fut doux, mon réveil le fut davantage. Il était grand jour : mes yeux, en s’ouvrant, virent l’eau, la verdure, un paysage admirable. Je me levai, me secouai : la faim me prit ; je m’acheminai gaiement vers la ville, résolu de mettre à un bon déjeuner deux pièces de six blancs qui me restaient encore. J’étais de si bonne humeur, que j’allais chantant tout le long du chemin ; et je me souviens même que je chantais une cantate de Batistin, intitulée les Bains de Thomery, que je savais par cœur. Que béni soit le bon Batistin et sa bonne cantate, qui m’a valu un meilleur déjeuner que celui sur lequel je comptais, et un dîner bien meilleur encore, sur lequel je n’avais point compté du tout ! Dans mon meilleur train d’aller et de chanter, j’entends quelqu’un derrière moi : je me retourne ; je vois un Antonin qui me suivait, et qui paraissait m’écouter avec plaisir. Il m’accoste, me salue, me demande si je sais la musique. Je réponds Un peu, pour faire entendre beaucoup. Il continue à me questionner : je lui conte une partie de mon histoire. Il me demande si je n’ai jamais copié de la musique. Souvent, lui dis-je. Et cela était vrai, ma meilleure manière de l’apprendre était d’en copier. Eh bien ! me dit-il, venez avec moi ; je pourrai vous occuper quelques jours, durant lesquels rien ne vous manquera, pourvu que vous consentiez à ne pas sortir de la chambre. J’acquiesçai très-volontiers, et je le suivis.

Cet Antonin s’appelait M. Rolichon ; il aimait la musique, il la savait, et chantait dans de petits concerts qu’il faisait avec ses amis. Il n’y avait rien là que d’innocent et d’honnête ; mais ce goût dégénérait apparemment en fureur, dont il était obligé de cacher une partie. Il me conduisit dans une petite chambre que j’occupai, et où je trouvai beaucoup de musique qu’il avait copiée. Il m’en donna d’autre à copier, particulièrement la cantate que j’avais chantée, et qu’il devait chanter lui-même dans quelques jours. J’en demeurai là trois ou quatre à copier tout le temps où je ne mangeais pas, car de ma vie je ne fus si affamé ni mieux nourri. Il apportait mes repas lui-même de leur cuisine ; et il fallait qu’elle fût bonne, si leur ordi-