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parlai avec toute la douceur et toute la fermeté dont j’étais capable ; et, sans paraître rien soupçonner, je m’excusai de l’inquiétude que je lui avais montrée sur mon ancienne aventure, que j’affectai de lui conter en termes si pleins de dégoût et d’horreur, que je lui fis, je crois, mal au cœur à lui-même, et qu’il renonça tout à fait à son sale dessein. Nous passâmes tranquillement le reste de la nuit : il me dit même beaucoup de choses très-bonnes, très-sensées ; et ce n’était assurément pas un homme sans mérite, quoique ce fût un grand vilain.

Le matin, monsieur l’abbé, qui ne voulait pas avoir l’air mécontent, parla de déjeuner, et pria une des filles de son hôtesse, qui était jolie, d’en faire apporter. Elle lui dit qu’elle n’avait pas le temps. Il s’adressa à sa sœur qui ne daigna pas lui répondre. Nous attendions toujours ; point de déjeuner. Enfin nous passâmes dans la chambre de ces demoiselles. Elles reçurent monsieur l’abbé d’un air très-peu caressant. J’eus encore moins à me louer de leur accueil. L’aînée, en se retournant, m’appuya son talon pointu sur le bout du pied, où un cor fort douloureux m’avait forcé de couper mon soulier ; l’autre vint ôter brusquement de derrière moi une chaise sur laquelle j’étais prêt à m’asseoir ; leur mère, en jetant de l’eau par la fenêtre, m’en aspergea le visage ; en quelque place que je me misse, on m’en faisait ôter pour y chercher quelque chose ; je n’avais été de ma vie à pareille fête. Je voyais dans leurs regards insultants et moqueurs une fureur cachée à laquelle j’avais la stupidité de ne rien comprendre. Ébahi, stupéfait, prêt à les croire toutes possédées, je commençais tout de bon à m’effrayer, quand l’abbé, qui ne faisait semblant de voir ni d’entendre, jugeant bien qu’il n’y avait point de déjeuner à espérer, prit le parti de sortir, et je me hâtai de le suivre, fort content d’échapper à ces trois furies. En marchant, il me proposa d’aller déjeuner au café. Quoique j’eusse grand faim, je n’acceptai point cette offre, sur laquelle il n’insista pas beaucoup non plus, et nous nous séparâmes au trois ou quatrième coin de rue ; moi, charmé de perdre de vue tout ce qui appartenait à cette maudite maison ; et lui, fort aise, à ce que je crois, de m’en avoir assez éloigné pour qu’elle ne me fût pas aisée à reconnaître. Comme à Paris, ni dans aucune autre ville, jamais rien ne m’est arrivé de semblable à ces deux aventures, il m’en est resté