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mais qu’elle ignorait si elle avait poussé sa route jusqu’en Piémont, et qu’elle était incertaine elle-même en partant si elle ne s’arrêterait pas en Savoie ; que si je voulais elle écrirait pour en avoir des nouvelles, et que le meilleur parti que j’eusse à prendre était de les attendre à Lyon. J’acceptai l’offre ; mais je n’osai dire à mademoiselle du Châtelet que j’étais pressé de la réponse, et que ma petite bourse épuisée ne me laissait pas en état de l’attendre longtemps. Ce qui me retint n’était pas qu’elle m’eût mal reçu ; au contraire, elle m’avait fait beaucoup de caresses, et me traitait sur un pied d’égalité qui m’ôtait le courage de lui laisser voir mon état, et de descendre du rôle de bonne compagnie à celui d’un malheureux mendiant.

Il me semble de voir assez clairement la suite de tout ce que j’ai marqué dans ce livre. Cependant je crois me rappeler, dans le même intervalle, un autre voyage de Lyon, dont je ne puis marquer la place, et où je me trouvai déjà fort à l’étroit. Une petite anecdote assez difficile à dire ne me permettra jamais de l’oublier. J’étais un soir assis en Bellecour après un très-mince souper, rêvant aux moyens de me tirer d’affaire, quand un homme en bonnet vint s’asseoir à côté de moi. Cet homme avait l’air d’un de ces ouvriers en soie qu’on appelle, à Lyon, des taffetatiers. Il m’adresse la parole ; je lui réponds. À peine avions-nous causé un quart d’heure, que, toujours avec le même sang-froid et sans changer de ton, il me propose de nous amuser de compagnie. J’attendais qu’il m’expliquât quel était cet amusement, mais sans rien ajouter, il se mit en devoir de m’en donner l’exemple. Nous nous touchions presque, et la nuit n’était pas assez obscure pour m’empêcher de voir à quel exercice il se préparait. Il n’en voulait point à ma personne ; du moins rien n’annonçait cette intention, et le lieu ne l’eût pas favorisée : il ne voulait exactement, comme il me l’avait dit, que s’amuser et que je m’amusasse, chacun pour son compte ; et cela lui paraissait si simple, qu’il n’avait pas même supposé qu’il ne me le parût pas comme à lui. Je fus si effrayé de cette impudence, que, sans lui répondre, je me levai précipitamment et me mis à fuir à toutes jambes, croyant avoir ce misérable à mes trousses. J’étais si troublé, qu’au lieu de gagner mon logis par la rue Saint-Dominique, je courus du côté du quai, et ne m’arrêtai qu’au delà du pont de bois, aussi tremblant que si je