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selon le mot de Pascal, ni ange ni bête ; il n’est pas l’ange dont parlait Schiller, il n’est point le monstre, le sanglier qu’eussent volontiers forcé ses ennemis.

C’est « un homme », un des plus grands parmi les plus grands, un des plus faibles parmi les plus faibles, un maniaque de persécution, débile en amour, hanté de l’âpre désir d’être aimé et se heurtant à la haine, imaginaire ou vraie. Que n’est-il resté toujours aux Charmettes ! Peut-être y eût-il été heureux ! Mais la joie n’est pas faite pour certaines âmes qui empoisonneraient jusqu’à leur bonheur le plus ardemment rêvé. Ce qu’on rencontre aux Charmettes, ce que je voyais réapparaitre il y a vingt-cinq ans, dans le vieux miroir terni, c’est l’ombre, c’est le fantôme, c’est le spectre de l’amoureux !

Et naguère, à Montmorency, ce n’est plus le Rousseau ardent et jeune des Charmettes que j’ai évoqué, retrouvé. C’est le vieillard, c’est le malade ; car, bien plus encore que Pascal, qui était un visionnaire de génie, Jean-Jacques fut, dans toute la force du terme, un malade. L’hypochondrie le dévorait. D’une sensibilité morbide, il se croyait en butte aux trahisons et aux machinations des hommes et pourtant, à dire le vrai, nul ne fut plus honoré, plus choyé et plus aimé. Il a fait grand tapage, par exemple, des pierres qui lui furent jetées à Motiers par des gamins. Le secret de l’aventure est moins tragique vraiment que son récit.

On voit déjà par les conversations de Brissot le girondin, voyageant en Suisse et se rencontrant avec Clavières et du Peyron, l’ami de Rousseau, que cette affaire de Motiers fut tout simplement inventée par Thérèse Levasseur. « Nous noterons, a dit M. Albert Réville, que les entretiens de Brissot avec beaucoup de ceux qui avaient personnellement connu Jean-Jacques, confirment à la lettre ce que des recherches récentes sur la vie du philosophe à Motiers-Travers ont mis en pleine lumière ; c’est-à-dire que ce fut Thérèse qui, s’ennuyant à mourir à Motiers et regrettant Paris, les cadeaux, la galerie de la haute société du temps, organisa contre le repos de l’ermite morose une conjuration de gamins, corrompus par des