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jamais. Quand ce vint à payer, voilà son inquiétude et ses craintes qui le reprennent ; il ne voulait point de mon argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire ; et ce qu’il y avait de plaisant était que je ne pouvais imaginer de quoi il avait peur. Enfin, il prononça en frémissant ces mots terribles de commis et de rats de cave. Il me fit entendre qu’il cachait son vin à cause des aides, qu’il cachait son pain à cause de la taille, et qu’il serait un homme perdu si l’on pouvait se douter qu’il ne mourût pas de faim. Tout ce qu’il me dit à ce sujet, et dont je n’avais pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s’effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple, et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n’osait manger le pain qu’il avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu’en montrant la même misère qui régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu’attendri, et déplorant le sort de ces belles contrées, à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains.

Voilà le seul souvenir bien distinct qui me reste de ce qui m’est arrivé durant ce voyage. Je me rappelle seulement encore qu’en approchant de Lyon je fus tenté de prolonger ma route pour aller voir les bords du Lignon ; car, parmi les romans que j’avais lus avec mon père, l’Astrée n’avait pas été oubliée, et c’était celui qui me revenait au cœur le plus fréquemment. Je demandai la route du Forez ; et tout en causant avec une hôtesse, elle m’apprit que c’était un bon pays de ressource pour les ouvriers, qu’il y avait beaucoup de forges, et qu’on y travaillait fort bien en fer. Cet éloge calma tout à coup ma curiosité romanesque, et je ne jugeai pas à propos d’aller chercher des Dianes et des Sylvandres chez un peuple de forgerons. La bonne femme qui m’encourageait de la sorte m’avait sûrement pris pour un garçon serrurier.

Je n’allais pas tout à fait à Lyon sans vues. En arrivant, j’allai voir aux Chasottes mademoiselle du Châtelet, amie de madame de Warens, et pour laquelle elle m’avait donné une lettre quand je vins avec M. le Maître : ainsi c’était une connaissance déjà faite. Mademoiselle du Châtelet m’apprit qu’en effet son amie avait passé à Lyon,