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j’avais grand besoin de me refaire, j’en avais l’occasion, et j’en profitai. Monseigneur l’archimandrite était lui-même un homme de bonne compagnie, aimant assez à tenir table, gai, parlant bien pour ceux qui l’entendaient, ne manquant pas de certaines connaissances, et plaçant son érudition grecque avec assez d’agrément. Un jour, cassant au dessert des noisettes, il se coupa le doigt fort avant ; et comme le sang sortait avec abondance, il montra son doigt à la compagnie, et dit en riant : Mirate, signori : questo è sangue pelasgo.

À Berne mes fonctions ne lui furent pas inutiles, et je ne m’en tirai pas aussi mal que j’avais craint. J’étais bien plus hardi et mieux parlant que je n’aurais été pour moi-même. Les choses ne se passèrent pas aussi simplement qu’à Fribourg : il fallut de longues et fréquentes conférences avec les premiers de l’État, et l’examen de ses titres ne fut pas l’affaire d’un jour. Enfin, tout étant en règle, il fut admis à l’audience du sénat. J’entrai avec lui comme son interprète, et l’on me dit de parler. Je ne m’attendais à rien moins, et il ne m’était pas venu dans l’esprit qu’après avoir longtemps conféré avec les membres, il fallût s’adresser au corps comme si rien n’eût été dit. Qu’on juge de mon embarras ! Pour un homme aussi honteux, parler non-seulement en public, mais devant le sénat de Berne, et parler impromptu sans avoir une seule minute pour me préparer, il y avait là de quoi m’anéantir. Je ne fus pas même intimidé. J’exposai succinctement et nettement la commission de l’archimandrite. Je louai la piété des princes qui avaient contribué à la collecte qu’il était venu faire. Piquant d’émulation celle de leurs Excellences, je dis qu’il n’y avait pas moins à espérer de leur munificence accoutumée ; et puis, tâchant de prouver que cette bonne œuvre en était également une pour tous les chrétiens sans distinction de secte, je finis par promettre les bénédictions du ciel à ceux qui voudraient y prendre part. Je ne dirai pas que mon discours fit effet, mais il est sûr qu’il fut goûté, et qu’au sortir de l’audience l’archimandrite reçut un présent fort honnête, et de plus, sur l’esprit de son secrétaire, des compliments dont j’eus l’agréable emploi d’être le truchement, mais que je n’osai lui rendre à la lettre. Voilà la seule fois de ma vie que j’aie parlé en public et devant un souverain, et la seule fois aussi peut-être que j’ai parlé hardiment et bien. Quelle différence dans les